Mardi 17 juin 2014, tôt le matin. Agrémentant un ciel fait de grisaille, un vent frais rappelle à la capitale que l’été n’est pas encore tout à fait là. Pierre regrette de ne pas avoir écouté la météo, de ne pas avoir pris une veste pour se couvrir. Il a pris froid sur le quai, en attendant son RER. Pourtant, il n’accusera pas les grévistes de la SNCF s’il s’enrhume. Les perturbations du trafic pourraient le mettre en retard au travail et le rendre maussade, mais lui a pris le temps de lire les raisons de ce mouvement social et il s’en sent solidaire. D’habitude il anticipe sur d’éventuels retards et arrive plus tôt à la Gare du Nord, c’est qu’il apprécie également de pouvoir se poser dans un troquet pour boire un café. Ce matin, ce n’est pas que pour braver le froid qu’il se hâte de rejoindre la rue Ambroise Paré : il sera tout juste à l’heure pour prendre son poste de garçon de salle à l’Hôpital Lariboisière.

Un rapide coup d’œil sur son emploi du temps lui indique que ce matin, il est en « réa ». Il n’aime pas trop ce service : trop de douleurs, trop de peines, trop d’angoisses. Il ne fait pas du tout d’actes médicaux, il lave le sol, sert et débarrasse les repas, donne parfois un coup de main aux aides-soignantes pour les toilettes si elles sont en sous- effectif. Ce qu’il apprécie pourtant le plus dans son boulot, c’est le contact avec les patients : il apporte un sourire par ci, un mot gentil par-là, une discussion amicale de temps en temps. Ainsi, il estime qu’il ne fait pas que laver le sol, il apporte également un peu de chaleur humaine. Mais en réa…

Vu les pathologies, la plupart des malades sont inconscients, parfois volontairement plongés dans le coma par les médecins, pour qu’ils n’aient plus mal. Pierre a pourtant toujours un mot gentil, on lui a assez répété que, même endormis, les patients entendent tout. Il a également un sourire pour la famille, leur propose un café, le prenant sur le stock qui dans ce service ne sert pas à grand-chose. Il se heurte souvent aux regards tristes. Et, bien entendu, lors de ses tâches ménagères, il doit faire extrêmement attention à tous les fils, tuyaux et tubulures qui peuvent relier les corps inertes à la vie. Celui-ci semble terriblement amoché d’ailleurs, au point que le garçon de salle marque un temps d’arrêt en pénétrant dans la chambre du jeune Darius. Il pense d’abord à un accident de moto ou de voiture sans ceinture, à un choc effroyable. Cette petite chose étendue sur le lit est couverte d’hématomes et d’ecchymoses, son crâne paraît déformé par endroits. Lorsqu’il s’enquiert de ce qui s’est passé auprès de l’infirmière, il apprend que Darius s’est fait lyncher…

Pierre fait vite le rapprochement avec ce gamin rom qui s’est fait passer à tabac. Une bande de fous furieux serait venue le chercher deux jours plus tôt dans le camp qui lui sert de demeure. Il aurait soi-disant été reconnu lors d’une tentative de cambriolage d’un appartement de la cité voisine. On ne sait pas vraiment ce qui s’est passé, ce qui est sûr, c’est qu’il a été laissé quelques heures plus tard gisant dans un chariot de supermarché le long de la nationale, comme un vulgaire morceau de viande. Le seul commentaire que Pierre a entendu sur cette histoire, c’est le maire (socialiste) de la commune qui avait déclaré -sic- « Le jeune homme était connu pour des faits de vol. Il avait été interpellé à plusieurs reprises depuis début juin

Il est songeur. Il a l’impression de se retrouver dans ce film froid d’Yves Boisset, Dupont Lajoie. Dans un camping, un bon français bien de chez nous, incarné par Jean Carmet, tente de violer une adolescente, jouée par Isabelle Huppert, et la tue accidentellement. Il fait porter le chapeau à un groupe d’ouvriers arabes avec qui il a eu des heurts quelques temps avant. S’ensuit une ratonnade, un innocent est tué. Quarante ans ont passé entre le film et le fait divers. Pourtant, en France, pays des droits de l’Homme, on en est toujours là : une personne peut se faire enlever et torturer à cause de ses origines et des suspicions de démêlés avec la justice. Car après tout, le gamin n’a jamais été condamné pour quoi que ce soit et être soupçonné par la police ne fait pas de vous un coupable. Ce ne sont pas les victimes de contrôle au faciès qui vont dire le contraire. Et quand bien même se dit Pierre, si le gamin a été l’auteur de vols, est-ce une raison suffisante pour le frapper au point de le laisser pour mort ?

Il est vraiment songeur sur ce que devient ce pays. Il sait que dans toutes les crises économiques, il y a des boucs émissaires qui sont désignés, sorte de fumée qui fait écran devant l’ampleur de l’incendie. Il pensait juste que la xénophobie n’en était plus aux mêmes relents putrides qu’il y a quarante ans. Mais non. C’est juste politiquement incorrect de l’évoquer. Pendant que le Front National tente de se dédiaboliser, avec l’appui des médias qui ne parlent que de Marine, le ministre de l’intérieur (socialiste) devenu premier ministre (socialiste) continuait la politique de démantèlement des camps de roms entreprise par la droite néo libérale qui faisait ainsi un clins d’œil aux électeurs de l’extrême. Mais les français ne sont pas racistes voyons, ils adorent Benzema et Zidane.

Pierre a envie de pleurer alors qu’il frotte le sol avec son balai. Il voit les traumatismes infligés au gamin, portés comme des stigmates. Il imagine la violence de la scène, les coups qui pleuvent, les éructations des agresseurs, des armes contondantes sans doute, les poings et les pieds qui viennent déchirer la chair, briser les os. Le sang. Les larmes et les supplications de la victime. Il ne sait qui a pu commettre une telle horreur. Il ne peut les appeler hommes. Il se remémore encore le film de Boisset. La police enquête, sait que l’arabe tué n’est pas le meurtrier de l’adolescente, qu’il y a eu agression xénophobe. Mais la hiérarchie est intraitable : il n’y a pas eu ratonnade, les immigrés auront fait justice eux même. Et cette phrase, implacable : il vaut mieux « une petite injustice qu’un grand désordre« . Pierre espère vraiment que derrière les indignations de façade qui se sont fait tardives, la France n’en est vraiment plus là…