Enfin le printemps s’est installé. Il aura tout de même fallu attendre le 1er mai. Alors qu’il n’est que 8h du matin, le soleil brille déjà bien haut dans un ciel sans nuage. La luminosité donne une apparence un peu moins terne au gris des bâtiments. Pourtant, comme tous les matins, c’est la tête basse et l’esprit encore embrumé que la plupart des travailleurs se rendent sur leur lieu de labeur. Mais ce n’est pas mon cas aujourd’hui, car je vais mourir en sautant du haut d’un pont.
Vous l’aurez compris, je fais partie de ceux que les médias nomment les fous de mai. Tous les ans, à la même date, plusieurs centaines de personnes décident de mettre fin à leur vie. Mais contrairement à ce que l’on peut vous raconter dans la boite à image, ils le font de façon réfléchie, en pleine possession de leurs moyens. Ce geste empreint de fatalité est en réalité un acte de résistance. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi tant de gens font ce choix, à la même heure et le même jour ?
Remarquez, il est tout à fait logique que vous que vous ne vous posiez pas cette question. Depuis fort longtemps, tout est fait pour ôter à chacun toute capacité d’analyse et de réflexion. Les programmes scolaires ne nous permettent plus de développer nos connaissances, mais nous font l’apprentissage de compétences destinées à nous jeter dans le monde du travail. Les employeurs nous nourrissent et nous logent dans des conditions déplorables. Toutefois, les médias de masse, aux mains de ces mêmes grands groupes qui nous emploient, font tout pour nous faire croire que nous vivons dans le meilleur des mondes, et qu’il n’existe pas d’autre alternative au travail pour s’émanciper. Cette idée d’unique alternative remonte à il y a bien longtemps, au temps des grands-parents de nos grands-parents.
À l’époque, il existait une solidarité au sein de la société, régie par une loi nommée Code du travail. Les salariés, car tout aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les travailleurs percevaient un salaire en contrepartie de leur labeur, cotisaient pour une assurance maladie publique, mais aussi pour une assurance contre le chômage, ou encore pour percevoir une pension retraite. Les entreprises cotisaient aussi, mais ils appelaient cela des charges. Les grands patrons voulaient toujours mieux rémunérer leurs propres patrons, les actionnaires, alors ils firent pression sur les différents gouvernements pour baisser les « charges ». Leur argument : il n’y a pas d’autre alternative…
Toutefois, cet argument ne tenait pas face à un mouvement progressiste qui défendait bec et ongle les droits et les acquis des travailleurs. Alors, pour balayer toute opposition, ceux qui étaient appelés capitalistes provoquèrent une crise financière sans précédent, après avoir spéculé avec l’argent des banques. Ainsi, ils obligèrent l’État à renflouer les organismes financiers, sous peine de voir partir en fumée tout l’argent déposé par les travailleurs. Ce renflouement dut se faire au détriment d’autres dépenses et les budgets se virent imposer une cure d’austérité. Ainsi, un à un, les organismes de solidarité firent faillite, l’austérité ne permettant pas d’y allouer de nouveaux crédits. Les acquis sociaux tombèrent les uns après les autres, le plus grand fossoyeur étant un responsable se disant « socialiste ».
Quel rapport avec les fous de mai ? J’y viens.
Je vous l’ai dit, je vais sauter du haut d’un pont. Il s’agit d’une référence à un des acquis perdus. En effet, il était d’usage que les travailleurs aient deux jours de congé par semaine, plus des jours dits fériés, à l’occasion de fêtes telles les commémorations de la fin des deux guerres mondiales ou de la révolution, dont on ne parle même plus à l’école. C’est au mois de mai qu’il y en avait le plus, dont la fête des travailleurs, le 1er mai. Lorsque ces jours fériés étaient proches du repos de fin de semaine, certains patrons offraient une journée de congé supplémentaire, pour « faire le pont ». Toujours dans leur logique de recherche de profit par la casse du droit du travail, les financiers obtinrent la suppression des jours fériés et de fait, des ponts.
Les syndicats, des regroupements de personnes défendant le droit du travail pour que les travailleurs bénéficient de conditions d’exercice satisfaisantes, appelèrent à manifester. De vives tensions apparurent et par malheur, ce qui devait arriver arriva. On ne sait pas qui a porté le premier coup, les versions diffèrent, mais des violences éclatèrent et des manifestants, qui s’étaient postés sur des ponts de façon symbolique, furent jetés à l’eau par les forces de maintien de l’ordre. Le gouvernement, totalement désemparé et aux mains de l’oligarchie financière, fit alors interdire les syndicats en les désignant comme seuls et uniques responsables de la tragédie.
Ils continuèrent toutefois à se réunir de façon secrète et illégale. Et tous les ans, ils se regroupèrent à nouveau aux abords des ponts pour honorer la mémoire de ceux qui furent victimes. Alors, à défaut de pouvoir empêcher ces rassemblements, le pouvoir en place les passa sous silence. De guerre lasse, certains de ces résistants décidèrent donc de se sacrifier pour la cause, espérant attirer l’attention. Ce qui fut le cas. En conséquence, pour décrédibiliser le mouvement, les médias, aux ordres et n’étant plus à une manipulation de l’opinion près, firent passer les martyrs pour fous…
Voilà, vous savez l’essentiel. Pourquoi moi me direz-vous ? Parce qu’un jour, j’ai lu une lettre identique à celle que vous tenez entre vos mains. Moi aussi je n’y ai pas cru, moi aussi j’ai pensé aux élucubrations d’un malade mental. Puis j’ai réfléchi que tout cela était plausible, tarabiscoté mais plausible. J’ai alors cherché des preuves et c’est ainsi que je suis devenu moi-même un syndicaliste, dans la plus grande clandestinité.
Le soleil est un peu plus haut dans le ciel, ses rayons me réchauffent le cœur. Je sais que mon geste ne sera pas totalement vain, que j’arriverai dans cet ultime désespoir à élever la conscience de quelqu’un qui lui-même arrivera peut-être à élever la conscience d’un autre et qu’ainsi, les travailleuses et les travailleurs ouvriront les yeux sur les conditions de misère qu’on leur impose. Je m’approche doucement de l’infrastructure qui surplombe le fleuve. Mon destin m’appelle et je dois maintenant vous quitter.
Nous sommes le premier mai et j’ai décidé d’arrêter de me faire exploiter pour « aller faire le pont »…