« Merci »

Elle n’a pas besoin de m’en dire plus, je vois à son visage radieux comme il ne l’avait plus été depuis trop longtemps à quel point ma petite surprise lui va droit au cœur. Ces derniers temps ont été durs, très durs. Nous avons besoin de nous retrouver pour pouvoir continuer à avancer. J’ai donc loué une voiture avec chauffeur. On est venu nous chercher au pied de son immeuble de la banlieue sud de Paris. En route vers la capitale, je lui bande les yeux. Je lui souffle à l’oreille de retirer sa culotte. L’allusion au roman Histoire d’O de Pauline REAGE nous amuse tous les deux. Bien que les passants et le concierge nous regardent étrangement, elle ne retirera l’étoffe qu’une fois dans la suite, celle-là même dans laquelle nous avions gagné un séjour au début de notre relation. Nous y avions passé un moment de pur bonheur…

Toute notre tourmente a commencé il y a un peu plus d’un an. Un samedi soir très tard, ou un dimanche matin très tôt, les points de vue peuvent diverger. Nous rentrions Gabriella et moi d’une pendaison de crémaillère chez un couple d’amis. Nous étions heureux pour Arnaud et Vincent, ils s’étaient bien trouvés, ils avaient des projets et respiraient la joie de vivre. En quelque sorte, leur bonheur nous renvoyait au nôtre, à cette spirale positive qui nous entraînait depuis notre rencontre trois ans auparavant. Trois ans passés sur un petit nuage. Des coups de gueule parfois, comme dans tous les couples, mais rien qui n’ait duré plus de quelques heures, rien qui n’ait résisté à une bonne discussion même enflammée ou à une bonne séance de sexe.

Certes, nous n’habitions pas ensemble, nous ne le voulions pas. Dès le début, nous avions décidé de conserver une vie libre et indépendante. J’avais mes activités, elle avait les siennes et nous avions les nôtres. J’avais des maîtresses, elle avait les siennes, quelques amants aussi. Cela paraîtra étrange pour beaucoup, mais ces moments passés avec d’autres nous permettaient d’avoir nos propres moments à nous, rien qu’à nous, ce qui renforçait fortement le lien qui nous unissait. Nous ne nous mentions jamais sur nos liaisons, nous ne les évoquions pas spécialement mais nous ne nous les cachions pas non plus. Nous avions des jours heureux, nous nous soutenions dans nos peines, nous partagions nos joies. Nous avions trouvé notre équilibre, sans pour autant tomber dans la routine. Nous commencions même à envisager de faire un enfant, car nous voulions avancer encore plus loin dans notre relation, dans notre amour.

Alors que nous venions de jouir intensément, parfaite conclusion de la parfaite soirée que nous avions passée, Gabriella avait lové son corps contre le mien, son dos contre mon torse, telles deux cuillères, position que nous affectionnions pour nous endormir. C’était un geste quasi machinal qui m’avait fait recueillir son sein gauche dans la paume de ma main. J’ai toujours aimé les poitrines, quelles qu’elles soient. Je me suis toujours retrouvé dans la chanson de La Tordue, Les lolos, qui dresse une sorte de liste à la Prévert :

« des pointus des charmeurs

des têtus des rigolos

des charnus des fonceurs

des discrets des ramollos

des ambitieux des gonflés

des malicieux des jeunots

des petits des débridés

des gentils des costauds

des farceurs des vantards

ceux d’l’a femme du facteur

qui fleurent bon comme des poires

en forme de bonheur

avec des tétons roses

comme la jeune cerise

sur le gâteau quand j’ose

ma main sous ta chemise. »

Je ne sais pas pourquoi, ceux de Gabriella m’ont toujours envoûté. Leur galbe peut-être, ou leur taille. Je n’ai jamais vraiment cherché à comprendre cette fascination, me contentant simplement de pouvoir en profiter, ce que je faisais alors que le sommeil me gagnait. C’est ainsi que j’ai remarqué une petite boule que je n’avais jamais sentie auparavant. Sur le coup, je n’y avais pas prêté plus attention que ça. Ma bien-aimée était dans mes bras, j’étais heureux. Je m’étais endormi serein…

Plusieurs mois plus tard, alors que tout ceci m’était sorti de la tête, j’ai reçu un message laconique, mais sans équivoque : « Ce soir, chez moi ! ». Je n’avais rien prévu de spécifique, étant un peu fatigué. Regarder un épisode de ma série préférée, trucider quelques zombies sur ma console de jeu puis me coucher pas trop tard. Je pouvais donc me libérer facilement. J’étais par contre étonné, je savais qu’elle devait retrouver un stagiaire de son boulot qui se croyait séducteur alors qu’il n’était qu’un lourdaud, elle comptait l’allumer au lance-flamme pour lui donner une petite leçon. Mais je ne cherchais pas à comprendre.

Après ma journée de labeur, je prenais le RER en direction du nid de ma bien-aimée. Habituellement, j’y arrivais bien avant elle, grâce à mes « horaires de fonctionnaire » sur lesquels elle me raillait tant. J’en profitais pour me poser dans le petit café occupant le rez-de-chaussé du bâtiment. J’aimais y lire un peu, attendant qu’elle me rejoigne pour boire un apéritif. Quelle ne fut pas ma surprise de voir son véhicule de service garé dans la rue. Tout cela ne me disait rien qui vaille et un mauvais pressentiment m’envahissait. Je tapotai nerveusement sur les touches du digicode et m’engouffrai sous le porche, accédai à la cage d’escalier et montai ces derniers quatre à quatre. Essoufflé, je toquai à sa porte tel Sheldon Cooper, code qui nous a toujours amusés.

La première chose qui m’ait marqué fut la pâleur de son teint, diaphane, faisant ressortir le vert de ses yeux bouffis. Je l’avais déjà vue une fois dans un tel état, alors qu’elle venait de perdre sa mère, emportée par cette horreur que l’on nomme pudiquement « longue maladie ». Gabriella s’était jetée dans mes bras, sans même prendre le soin de refermer la porte. Je pouvais sentir l’humidité de ses larmes sur ma joue contre la sienne. Dans un sanglot, elle m’a balancé à l’oreille cette phrase pleine d’effroi qui aura définitivement changé nos deux vies :

« J’ai une tumeur ».

Son chuchotement me fit l’effet d’un coup de tonnerre. Comme si je venais de recevoir un uppercut en plein foie, j’eus littéralement le souffle coupé. Je l’ai serrée, fort, dans mes bras. Pas tant pour être réconfortant que pour m’empêcher de vaciller. Il s’est alors passé de longues minutes sans un seul mot, ses sanglots empêchant toute conversation. Je gardais donc pour moi les pléthoriques questions qui affluaient dans mon esprit. Je ne voulais pas non plus l’assommer. Son attitude montrait qu’elle avait besoin de moi, il fallait que je me montre à la hauteur de ses espérances. Il fallait que je reprenne les choses en main, que j’efface le trouble qui m’affectait. Je fis un léger pas en arrière pour séparer nos deux corps enlacés et plongeai mes yeux dans les siens. Je voulais lui dire que tout allait bien se passer, que nous allions affronter ça ensemble et qu’elle s’en sortirait. Mais je n’en savais strictement rien. Mes premiers mots furent donc « Va te poser dans le canapé, je vais nous servir un verre »…

Les jours suivants furent d’une angoisse horrible. Elle m’avait expliqué qu’elle avait senti elle aussi cette boule, cette fameuse nuit. Puis le temps avait passé. Elle voulait en parler, mais elle a remis ça au lendemain, puis au surlendemain, puis… Jusqu’à ce qu’elle remarque à nouveau, parce que ça avait grossi. Alors sans rien me dire, elle avait été consulter son médecin, qui avait confirmé la présence suspecte. Cela pouvait très bien être bénin, mais vu ses antécédents familiaux, elle devait poursuivre les investigations et passer une mammographie. Le résultat de celle-ci n’était pas très encourageant : il y avait bien tumeur, il fallait maintenant faire une biopsie. Elle m’avait envoyé son message juste avant de prendre rendez-vous pour faire le prélèvement.

Gabriella avait donc cette épée de Damoclès au-dessus de la poitrine. Aucun soignant ne voulait se prononcer fermement avant le résultat anatomo-pathologique. Nous vivions tous les deux dans une permanente étreinte faite d’angoisse. Elle se demandait si son corps allait la trahir. Je me demandais quelle attitude adopter. J’espérais de tout cœur que l’examen annoncerait que ce n’était pas une forme trop méchante. Mais je ne voulais pas me montrer trop optimiste : si je lui donnais de l’espoir et que je me trompais, j’avais peur qu’elle m’en veuille.

J’essayais d’être comme avant, là, sans trop en faire : je ne voulais pas que ma bienveillance la renvoie à cette chose qui, on ne le savait pas encore formellement, la dévorait. J’entreprenais de lui changer les idées, sans non plus m’immiscer dans chaque instant de sa vie. J’étais pourtant resté plusieurs soirs de suite chez elle après son annonce. Je ne voulais pas la laisser seule à ruminer. Elle avait fini par me dire qu’elle ne voulait pas que je bouscule ma vie pour me consacrer à la sienne.

Cela m’avait vexé, car je considérais que c’était le minimum que je puisse faire pour elle qui représentait tant pour moi. Puis j’avais fini par comprendre qu’elle avait aussi besoin d’un peu de solitude, mais qu’elle ne savait pas comment me le dire. Je l’avais alors accidentellement piquée en lui faisant la remarque. Sa réaction avait été froide, alors que je me voulais juste un peu prévenant. Nous avions alors vécu notre première période d’incompréhension et de reproches larvés qui ne finisse pas au lit. Cette foutue boule nous avait fait franchir un cap dans notre relation, bien loin de celui que j’espérais.

Puis la science avait parlé. Elle n’avait pas voulu que je l’accompagne pour la biopsie. « Je préfère que tu sois avec moi quand je verrai le médecin pour les résultats » s’était-elle empressée de rajouter. Notre différend avait vraiment laissé des traces. Et l’attente. Cette foutue attente. Plus nous nous approchions de la date du rendez-vous à l’hôpital, plus les heures me paraissaient inextricablement longues. Ce sentiment d’injustice qui m’envahissait. Pourquoi elle ? Pourquoi nous ? Pourquoi tant d’attente ? Et la veille, cette haine envers le corps médical : les résultats devaient être connus de quelqu’un, du laborantin, du médecin qui les avait interprétés, de la secrétaire qui avait tapé le compte-rendu puis qui l’avait mis sous enveloppe pour l’envoyer au médecin qui nous recevrait. Et lui, il devait savoir ! Alors pourquoi pas nous ? Pourquoi ? Questionnement incessant. La tumeur était un fait établi. Mais serait-ce une mauvaise nouvelle ou une très mauvaise nouvelle ?

Elle m’avait demandé à ce que nous ne passions pas ce dimanche-là ensemble. Elle ressentait le besoin de voir sa famille, sa sœur et son neveu, pour se changer radicalement les idées. Du coup, de mon côté, j’en avais profité pour voir un pote de passage dans la capitale. Nous avions beaucoup bu, ce qui avait fini par me délier l’esprit et la langue. Plus ça allait, plus j’étais persuadé qu’en fait, elle m’en voulait un peu. Après tout, c’était moi qui avais senti cette anomalie le premier, et je ne serais pas le premier messager à me faire clouer sur une porte. Mon ami tentait de me faire garder la tête froide, mais je n’y arrivais pas. L’angoisse me torturait. C’est ainsi que j’ai passé la nuit dans des limbes où j’affrontais tour à tour le vide, des médecins armés d’énormes seringues ou encore une sorte de pacman géant se nourrissant de cellules humaines. Entre deux mauvais rêves, dans une période de semi-lucidité, je me demandais même si les fichues douleurs que j’avais épisodiquement au ventre n’étaient pas le signe que moi aussi, je me faisais bouffer par mon propre corps.

Réveillé avant que mon alarme ne sonne, fatigué, avec la sensation que jamais je ne me débarrasserai de l’odeur de transpiration qui me collait à la peau, je me raccrochais aux gestes quotidiens pour ne pas perdre pied dans cette journée qui s’annonçait aussi surréaliste que ma nuit. Descendre à la boulangerie pour se fournir en pain frais, savourer un petit déjeuner arrosé de café et d’un jus d’orange frais tout en écoutant les dernières nouvelles du monde, se raser de près, rester de longues minutes sous la douche pour que l’eau chaude achève la phase de réveil, se brosser les dents, s’asperger de parfum, choisir quel costume irait le mieux pour la situation, non, définitivement pas le noir, pas aujourd’hui, et tant pis s’il aurait été parfait pour le rendez-vous professionnel de l’après-midi, repasser une chemise, cirer ses chaussures, s’habiller enfin et se jeter hors de l’appartement pour affronter la vie. Succession de petits gestes pour annihiler la pensée que dorénavant, il faudra tromper la mort. Non, ce n’était pas moi le malade, mais celle que j’aime, et c’était bien pire que tout à mes yeux…

Je l’avais retrouvée devant les portes coulissantes de l’hôpital. Les traits également fatigués, elle tirait nerveusement sur une cigarette. Nous nous enlaçâmes sans un mot en guise de bonjour. Je la suivis dans les méandres des couloirs qui me seraient bientôt familiers. Ambiance froide, couleurs pâles, visages exsangues, la maladie rôdait partout autour de nous. Sourire compatissant de l’agent administratif qui nous accueillit. Et la salle d’attente déjà pleine, patients se toisant en silence. Nous ne prononcions pas un mot, que dire de toute façon, nous étions suspendus à un verdict déjà formulé mais qui nous était encore inconnu. Et ce monsieur en blouse blanche sur un pyjama bleu, entre deux âges qui appelait sans émotion des personnes que nous ne voyions pas ressortir. Peur que les larmes des condamnés en suspens ne plombent encore plus l’ambiance ? Précaution bien inutile, l’angoisse était palpable, égrainant chaque seconde, l’une après l’autre, laissant le temps à chaque question et chaque crainte de s’insinuer au plus profond des esprits. Et le chirurgien, enfin, avait prononcé le nom de ma Gabriella. Sa main s’était crispée dans la mienne, je l’avais sentie prendre une grande inspiration puis se lever d’un bon : le gong annonçant le début des hostilités venait de sonner.

Je tentais de rester concentré sur ce que disait le toubib, mais toute mon attention était retenue par la main de ma bien-aimée restée dans la mienne. À chaque parole reçue comme un uppercut, elle enfonçait ses ongles dans ma paume. Elle ne voulait pas craquer, je le sentais. Je ne me souviens que de bribes de conversation : « Pas bon du tout », « forme agressive », « chimio préventive » « ablation », « se battre », « important de garder le moral »… Prise des rendez-vous pour les injections de poison et pour l’opération. Pas un mot. Elle me donnait l’impression d’un funambule qui, pour son premier fil, doit franchir le Grand Canyon : blême, au bord du gouffre, ne sachant pas si elle réussirait à traverser ça, pas certaine de ne pas trébucher, de perdre l’équilibre et de sombrer dans le néant.

À notre sortie du petit bureau, elle s’était tournée vers moi, puis s’était effondrée en larmes. « Je vais mourir ». Sa voix avait transpercé mon cœur, et j’avais à mon tour lâché un flot de pleurs. Je voulais lui dire que non, qu’elle allait se battre et que j’allais être à ses côtés, que le combat serait dur mais qu’elle pouvait compter sur moi, mais aucun mot ne sortait. Une seule pensée tournait en boucle : je ne veux pas la perdre ! Car, enfin, tout était là : au-delà de tout l’amour que je pouvais lui porter, de la compassion, de la crainte qu’elle ne souffre, l’angoisse de sa mort n’avait qu’une seule signification : si cela arrivait, j’allais me retrouver seul, sans elle et cette pensée m’était tout bonnement insupportable.

Toutes nos règles de vie étaient dorénavant faussées. Alors pour gagner cette guerre, j’avais décrété la loi martiale ! Fini les appartements séparés, hors de question qu’elle passe une soirée seule à se morfondre. Chez elle ou chez moi, possibilité d’alterner si elle le voulait, pour ne pas installer de monotonie. Mais il en était fini des atermoiements, des « je vais bien ne t’en fais pas », des « je suis une grande fille et je peux me débrouiller toute seule » ! Je savais qu’elle allait être fatiguée, anxieuse, nauséeuse, démoralisée de voir ses cheveux tomber… Moi qui adorais tant sa longue crinière rousse, ma lionne finirait-elle toute déplumée ? D’ailleurs, est-ce que ça me perturberait ? Et ce sein qu’elle n’aurait plus, est-ce qu’il me manquerait ? Il n’y avait pas que sa féminité qui était attaquée par la tumeur, mais un des piliers de l’attraction que j’avais pour elle, même si, heureusement, cette attirance était loin d’être uniquement physique. Je restais sur ce point dubitatif.

Je m’étais posé la question du désir, nous en avions alors discuté. Il faut dire que depuis son annonce, sa libido avait chuté, ce que je comprenais tout à fait. Et par contrecoup, la mienne était aussi perturbée. J’avais bien revu une maîtresse durant ces quelques semaines, mais j’avais eu l’impression de trahir Gabriella, sentiment inédit dans notre couple. Après avoir été voir un film pour nous changer les idées, nous étions rentrés chez moi. Elle s’était étonnée de ne pas voir comme d’habitude une boîte de préservatifs dans le tiroir de la table de nuit. Je lui avais expliqué que je n’en avais pas besoin, car elle occupait toutes mes pensées et que je n’avais pas envie de passer du temps avec une autre. « En fait, tu restes avec moi parce que tu as pitié, mais je ne te retiens pas, tu es libre de m’abandonner ! »

Abasourdi, je n’avais rien répondu. Sa remarque ne m’avait pas vexé, comme cela avait déjà pu être le cas auparavant, mais je me demandais pourquoi elle pouvait penser une horreur pareille. Au contraire, j’avais réussi à dépasser cette peur égoïste de la perdre et j’éprouvais pour elle bien plus que de la simple compassion. Quand ça allait bien, je lui laissais le loisir de s’occuper à son gré, me pliant à ses volontés pour qu’elle puisse profiter pleinement de ces instants volés à la maladie. Lorsque ça allait moins bien, je devenais prévenant, essayant de lui apporter tout le confort dont elle pouvait exprimer le besoin, anticipant lorsque je le pouvais, à force d’habitude de ses réactions au traitement. Et même si je n’avais pas un contrôle total sur mes pensées, j’évitais de penser à la mort qui pouvait rôder : je ne voulais justement pas qu’elle prenne mon attitude pour de l’apitoiement, encore moins pour de la charité mal ordonnée. Non, je voulais juste faire en sorte que les conditions pour qu’elle mène son combat soient les meilleures possible, parce que mon amour pour elle faisait que sa victoire signifierait sa vie, donc ma plus belle récompense.

Le lendemain, elle m’avait reproché ma non-réponse et avait quitté l’appartement en claquant la porte : elle ne voulait plus me voir. Ô rage, ô désespoir, ô envie de hurler, de laisser sortir toute la colère contre l’injustice que son geste engendrait. J’avais rapidement appris que le cancer et son traitement pouvaient provoquer des sautes d’humeur. Celles-ci étaient de plus en plus violentes. J’étais de plus en plus persuadé que ma théorie du messager se vérifiait. Mais si jusqu’alors, j’arrivais à gérer. Je m’étais rendu compte que sa personnalité avait changé et qu’elle n’était plus la même. Quelle que soit l’issue, elle serait définitivement une personne différente de celle que j’avais connue. Pourtant, je ne voulais pas croire que tout serait fini comme ça entre nous, si bêtement. Je n’avais pas envisagé moi même de partir, mais je savais que la rupture était une possibilité. Mais ça n’arriverait pas sans que je livre alors mon propre combat, celui de notre propre survie.

J’ai donc laissé passer quelques jours, sans rompre totalement le dialogue, prenant de ses nouvelles par SMS, mais sans m’appesantir pour autant. C’est alors que j’avais eu cette idée, une des meilleures que je n’avais jamais, eu. Avec quelques coups de téléphone, l’affaire avait été rondement menée et la logistique mise en ordre de marche. Je pensais que le plus dur serait de la convaincre de passer cette soirée ensemble. Je n’avais même pas eu besoin de négocier. Et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés dans cette suite.

« Merci »

Elle n’a pas besoin de m’en dire plus, je vois à son visage radieux comme il ne l’avait plus été depuis trop longtemps à quel point ma petite surprise lui va droit au cœur. Ces derniers temps ont été durs, très durs. Nous avons besoin de nous retrouver pour pouvoir continuer à avancer. Demain, le chirurgien va procéder à l’ablation de la tumeur ainsi qu’à celle du sein qui la nourrit. Il ne saura qu’une fois après avoir ouvert si les métastases se sont propagées ou si la chimio a réussi à contrôler la prolifération des cellules. Et si je croise les doigts pour que se soit le cas, je sais que ça ne sera pas encore fini. Avant d’envisager une reconstruction mammaire, Gabriella devra déjà penser à sa propre reconstruction. Et il est bien trop tôt pour savoir si je fais partie des plans. Cette saloperie aura bouffé la vie de celle que j’aime et m’aura pourri la mienne.

Tandis que nous allons nous coucher, alors qu’elle vient se lover contre moi et que je n’ose pas prendre son sein dans la paume de ma main, je reste perplexe quant à ce qui nous attend. Je suis complètement assailli par l’angoisse et le doute. Je tente ainsi de me raccrocher aux rares certitudes qu’il me reste : la force des sentiments que j’ai pour elle et, vu la tendresse dont elle fait preuve ce soir, ceux quelle semble encore avoir à mon égard. Demain, je vais confier la vie de cette femme que je chéris le plus au monde à un homme que je ne connais pas. À nouveau, son destin ne lui appartient plus, elle doit s’en remettre totalement à la science. Je n’arrive pas à dormir et sens qu’elle non plus. Nous restons immobiles, dans le noir. Nos respirations se calent sur le même rythme. Ça me fait sourire, j’ai l’impression qu’enfin nos vies reviennent à l’unisson.

Je me dis que je devrais songer à écrire tout ça, que quoi qu’il se passe, il en reste une trace, que rien n’ait été vain. Lorsque nous serons à l’hôpital, quand nous serons séparés par un brancardier qui l’emmènera vers le bloc opératoire, j’irai acheter un bloc note et j’y inscrirai quelques idées, pour ne pas les perdre. Je vois déjà comment je vais commencer : « Nous sommes le 31 octobre et le mois qui vient de s’écouler fut loin d’être rose… »