Photo © Kot Texte publié pour l’atelier d’écriture du site Bric à Book du 27 octobre 2014
Winston Smith vient de sortir de son hôtel rue Lauriston, au bras d’une jeune femme, nettement plus petite que lui. Une Escort-girl, qu’il a contactée à son arrivée à Paris par le biais d’un site internet. Je sais déjà où ils se rendent : dans un discret appartement de la rue des Belles Feuilles qui accueille pour la nuit une soirée échangiste. Du moins, c’est ce que Smith pense : tout cela fait partie du piège que je lui ai tendu. Alors qu’ils remonteront la rue Saint-Didier, ils vont passer à hauteur d’un fourgon dont la porte latérale va s’ouvrir. Un acolyte, la jeune femme et moi-même « aiderons » notre cible à monter de force dans le véhicule. J’ai, pour faciliter la chose, une seringue contenant un sédatif puissant, que je lui injecterai dans le cou. Nous roulerons jusqu’à un garage situé à quelques pâtés de maisons de là, où nous attend une seconde équipe, à bord d’une puissante berline. Ils prendront livraison de l’homme endormi et alors je lancerai les différents programmes qui feront croire qu’il a décidé de changer de vie.
Mon vrai nom, vous ne le saurez pas, mais si vous avez des fréquentations un peu louches, alors Irezumi peut évoquer en vous un malaise, peut-être éveiller une crainte. Si vous êtes érudit, ce nom vous exprimera l’art ancestral des tatouages japonais. Ce n’est pas un hasard. Mon grand-père paternel était le parrain d’une des plus puissantes organisations de la Братва Moscovite alors que du côté maternel, mon aïeul était un vénérable ヤクザ/やくざ régnant sans merci sur Tokyo. Leurs progénitures se sont rencontrées par hasard, chacun étant venu de son côté en voyage de tourisme à Paris.
Deux inconnus qui ont le coup de foudre sur le parvis de la Tour Eiffel, sur fond de crime organisé. Pour leurs deux familles évoluant, dans un environnement ultra violent, seules deux solutions étaient possibles : la guerre ou la paix ! Il parait que la police parisienne était à cran de voir débarquer autant de criminels russes et japonais pour un mariage.
De fait, j’ai très rapidement baigné dans l’univers des tatouages, à force de lire les histoires gravées sur les corps des uns et des autres à l’occasion de mes vacances. Car si cette pratique s’est vulgarisée en occident pour son aspect décoratif, elle trouve son origine dans de nombreuses civilisations différentes. Pour certains, il s’agissait d’identifier les esclaves ou encore l’appartenance à un groupe de la population bien précise. Pour d’autres, l’encrage était un rite marquant le passage d’une étape importante dans la vie. Souvent, les dessins ou symboles relatent un trait de caractère, une histoire ou encore un évènement marquant de la vie de la personne.
Dans mon entourage familial, j’y ai découvert les différentes organisations criminelles fréquentées, les assassinats ou gros coups réalisés, les amis et les ennemis. À dix-sept ans, j’avais plus de preuves pour envoyer les miens en prison, juste en les accompagnant à la piscine privée de l’hôtel suisse où tout le monde se réunissait, que les inspecteurs d’Interpol dans leurs gros dossiers et leurs tableaux muraux, tentant de retracer les activités et de recomposer les organisations. Je m’amusais à reproduire les dessins, sans intérêt si l’on n’en connait pas la signification, perfectionnant jour après jour l’habileté de ma main, la finesse de mon trait, dans un carnet que je gardais précieusement.
Évidemment, mes parents, dont les enfances respectives avaient été marquées par le crime organisé, ne voulaient pas que je suive cette voie, espérant que je choisirai un métier honnête dans la veine des leurs ; ma mère était avocate d’affaires et mon père trader. Surtout, ils ne voulaient pas entendre parler de tatouage. Ils ne surent jamais que, rebelle, j’en avais déjà, utilisant une encre qui réagit uniquement à la lumière noire. Les signes, invisibles, racontaient mes premiers piratages informatiques, réalisés grâce aux connaissances que mon père m’avait inculquées à son insu, en me laissant observer, dès mon plus jeune âge, la façon dont il composait ses algorithmes. Ils évoquaient aussi un stage « commando » réalisé dans le plus grand secret avec l’aide forcée d’Illich, premier fidèle de papy, à l’encontre de qui j’avais monté un petit chantage.
Il s’est rapidement avéré que, malgré les barrières érigées par mes géniteurs, j’avais de bonnes prédispositions pour monter rapidement et efficacement des opérations coup de poing. En marge de mes études aux Beaux Arts, ma spécialité est devenue l’enlèvement ou le barbotage de précision. Profitant de la dépendance de plus en plus importante de la population vis-à-vis de l’informatique, j’élabore des guets-apens, piratant les boites courriels et historiques internet, fournissant des informations fabriquées de toutes pièces en me substituant aux moteurs de recherches. Ensuite, j’usurpe leur identité et j’invente un scénario qui fait penser que la cible a décidé de changer de vie, le faisant savoir par voie électronique. Pour ce faire, j’ai monté une petite équipe, à l’aide d’un ami du milieu corse qui m’a fourni mes premiers contrats.
J’ai essentiellement préféré des cibles non liées à la pègre, pour ne pas susciter de vendetta à mon encontre. L’enjeu majeur étant que mes proches ne sachent rien de mes activités. Alors, pour faire diversion, j’ai ouvert un salon de tatouage. J’ai pu y exercer ma passion pour le dessin, tout en poursuivant mes activités secrètes plus palpitantes et surtout plus lucratives. Bien entendu, mes parents n’ont pas apprécié que ma peau se couvre de dessins, mais il a été aisé de leur expliquer mon corps est devenu ma carte de visite. Et lorsque Winston Smith sera remis à mon client, je pourrais inscrire un nouveau signe qui restera invisible aux yeux de tous. Celui-là, comme les autres, sera recouvert d’un motif purement décoratif.
Je suis Irezumi, le tatoueur : celui qui redessine la vie de ses victimes…