Au commencement, il n’y a rien d’autre que l’envie de rompre avec la solitude. Parce que comme la plupart des gens, non seulement il n’aime pas cet isolement émotionnel, mais il en a une peur affreuse. Le pire souvenir que Pierre garde de son adolescence, c’est ce sentiment qui a mis en abyme son existence de jeune homme au corps hors normes et à la peau boutonneuse. Alors que les camarades qui l’entouraient virevoltaient tels des papillons allant de pistil en pistil, il se sentait lourdement seul, tel un bourdon pris dans un piège sur la table d’un apéritif estival. Et si bien des choses ont changé en une vingtaine d’années, il n’en garde pas moins le gout amer de la réclusion forcée au fond de la gorge, craignant un jour d’en prendre pour perpétuité.

Et c’est seul dans son lit que Pierre choisit quelle photo semble-lui plaire plus qu’une autre. Oh ! bien sûr, il tente de se donner bonne conscience par l’examen des informations que le possible coup de cœur aura bien voulu présenter sur sa fiche. Il se dit qu’ainsi, l’application disponible sur toutes les plateformes de téléchargement ressemble un peu moins à une foire aux bestiaux. Mais il n’est pas dupe avec lui-même, ses choix restent tout de même arbitraires : un sourire ou un regard attireront plus son attention que d’aimer le même groupe de rock ou la même série télévisée. Il sait également que sur les sites ou applications de rencontres, c’est avant tout la frustration qui est au rendez-vous.

Déjà parce que si la consultation des fiches des possibles élues est souvent gratuite, il est nécessaire de payer un abonnement afin de pouvoir exécuter certaines actions, comme envoyer un message. La mise en œuvre d’un modèle économique qui, sous prétexte d’éliminer les plaisantins, profite cyniquement de cette bonne vieille solitude des êtres humains vivants isolés dans un 26 m² d’une métropole urbaine. Et quand bien même, avec ou sans monétisation de ses sentiments, le procédé de rencontres virtuelles ne garantirait en aucun cas être payant. Pierre se retrouve ainsi avec la double frustration : seul et personne ne daignant lui parler. Il revit ses années passées, comme une perpétuelle vague venant se briser sur une digue de rochers sombres et pointus. Il s’enfonce alors dans une sorte de détachement mêlé d’aigreur, répétant des poncifs tels que « mieux vaut être seul que mal accompagné », comme pour s’en auto persuader, auprès des siens qui le voient peu à peu s’étioler.

Et arrive LA rencontre, belle, inattendue. Celle qui vous tombe dessus au hasard d’une rue, d’un couloir de bureau ou d’une fête d’anniversaire chez votre ami Jean-Mi. Le déguisement étant de rigueur, Pierre est devenu le Red Son d’un soir, ce personnage des comics imaginant que Superman ne soit pas né aux États-Unis, mais en Russie communiste. Une occasion pour le trentenaire de se balader dans le Métro parisien en vêtu d’un caleçon rouge par-dessus un collant du même bleu électrique que le tee-shirt arborant une imitation du plastron du super héros, le S étant remplacé par le symbole de la faucille et du marteau. C’est Anne-Valérie, la sœur de l’hôte, qui lui a ouvert la porte. Enfin Super Girl. Elle avait choisi son déguisement en raison de sa ressemblance avec Helen SLATER, l’actrice qui incarnait la super héroïne dans le film des années 80, hormis la flamboyance de sa chevelure rousse.

Ils ont plaisanté, ils ont trinqué, ils ont picolé, ils ont dansé, ils se sont frôlés, ils ont flirté, ils se sont isolés pour s’embrasser, ils se sont éclipsés et le lendemain matin, ils ont pris un petit-déjeuner. Puis d’autres, parsemés de concerts, d’expos, de séances de cinéma et de nuits torrides. Quatre mois d’un ciel sans nuage. Mais est venue la lente désagrégation. Anne-Valérie s’est faite un peu plus distante, pas vraiment à faire la gueule, mais elle rendait les choses moins virevoltantes. Il s’est interrogé sur l’origine de ce trouble, et bien entendu, sur lui-même. Mais il a rapidement pensé que s’il avait fait quelque chose de mal, elle le lui aurait dit. Il a donc évité d’en parler et a mis ça sur la vie quotidienne, le stress du travail, la faim dans le monde, tentant de lui amener toujours autant de passion, comme si de rien n’était. Il avait pourtant tort et elle s’est faite de plus en plus absente lors des moments passés ensemble.

Tant bien que mal, il s’est bien gardé de lui en parler malgré l’ambiance de plus en plus pesante, laissant faire la patine du temps, rongeant son frein. Puis est venu ce week-end durant lequel ils n’échangèrent que des banalités. Est venue l’inévitable perte de l’envie d’aller vers elle, de rétablir les choses. Le cruel constat s’est imposé : en laissant faire, il a contribué à ce que la communication se rompe dans les deux sens. Conscient de la nécessité d’agir et de partir, seule une question l’a obsédé : quand et comment ?

Se sentant coupable de ne pas avoir crevé l’abcès en temps voulu, Pierre cherche à rompre le plus proprement possible. Il n’aime pas faire du mal et ne veut pas augmenter les dégâts. Il exclut d’office la méthode SMS. Il se souvient avec honte avoir déjà pratiqué de la sorte et n’en est pas fier, même si la demoiselle l’avait auparavant menacé avec un couteau. Un appel téléphonique ? Décidément non, il trouve l’idée tout aussi lâche. Il n’y a pas trente-six mille solutions : il doit prendre son courage à deux mains et aller voir Anne-Valérie. Mais ils ne doivent pas se voir avant plusieurs jours, contraintes de l’agenda de chacun. Il pourrait bien aménager le sien, mais il n’a pas envie de sonner à sa porte à un mauvais moment. D’un autre côté, il y aura-t-il un jour un bon moment. Il reste coi plusieurs jours de suite, perdu dans ses pensées, ne sachant plus du tout quoi faire.

Et soudain…

sms1sms2

Pierre a le souffle coupé par ce message. La rupture voulue est certes effective, mais il ne voulait pas de ça. Pas comme ça. Ses messages suivants resteront sans réponse. C’est finalement Jean-Mi qui lui avouera qu’elle n’a pas supporté une remarque purement ironique sur le motif d’une jupe portée à une occasion qu’elle estimait spéciale et qu’elle a commencé à « bouder ». L’information le fait tomber des nues. Tout ça pour une réflexion dont il ne se souvenait même pas tant au final, il n’avait rien à faire de cette foutue jupe qui, de surcroit le rendait fou, car moulant parfaitement ses jolies fesses.

Et le revoilà, seul dans sa chambre, son téléphone portable en main. À la différence qu’en plus de se sentir à nouveau abandonné, ce nouvel écueil lui a fait perdre tout espoir d’une relation stable. « Tiens celle là a un joli sourire, je la flashe »…