Photo © Leiloona
Texte écrit pour l’atelier d’écriture du site Bric à Book du 8 septembre 2014
« Ne t’inquiète pas, la roue tourne, tu vas reprendre du poil de la bête ! » Psychologie de comptoir se dit tout d’abord Pierre, qui n’est pas vraiment d’humeur à subir ce genre de poncifs. Pourtant, cette nuit-là, après plusieurs heures à lutter contre une insomnie au cours de laquelle mille et une pensées s’entrechoquent, il fait un rêve étrange.
C’est la fin de l’après-midi, le soleil est voilé par quelques nuages. Pierre se promène dans la ville, étrangement vide pour l’heure, surtout avec ce temps si clément. Il apprécie toutefois la quiétude qui y règne, une ambiance qui contraste tant avec le chaos qu’il ressent dans sa vie. Ses pas le mènent sur une large place bordée d’arbres ; sur la gauche, une fontaine, alors qu’au fond, majestueuse, se dresse une grande roue de fête foraine. Il s’en approche. Toujours personne aux alentours, pas plus que dans l’habitacle qui sert à se procurer des tickets. Pourtant, l’accès à l’attraction est ouvert : il monte dans une des cabines rondes. Rien ne bouge. Il s’installe confortablement et décide d’attendre, curieux de ce qu’il va se passer.
Et tu es là, à ses côtés, jaillie d’on ne sait où, magie du rêve. Tu lui apparais telle qu’à votre première rencontre, alors que vous aviez rendez-vous avec d’autres membres de ce forum d’inconditionnels du manga qui traite d’œnologie, Les gouttes de Dieu. Tu portais cette robe de style asiatique, cintrée, rouge, avec en motif un dragon d’or qui semblait s’enrouler autour de ton corps de liane. Tu attirais tous les regards, mais tu n’avais d’yeux que pour lui et tu remarquais l’éclat de l’attirance dans les siens. Vous échangiez discrètement vos numéros de téléphone, vous envoyiez rapidement tout un tas de messages.
Pierre sent la roue se mettre en mouvement. Lentement, la cabine s’ébranle et commence son ascension. Tu es toujours là, mais tu as changé. Tu portes cette fois-ci la tenue de votre premier rendez-vous, quelques semaines plus tard. Vous vouliez vous balader un peu puis aller boire un verre. Tu l’avais retrouvé près du parc de Bercy, que vous deviez traverser pour vous poser à la terrasse d’un bar à vin. Vous vous étiez finalement arrêté dans une allée discrète, pour vous asseoir sur un banc. Vos mains avaient fini par s’effleurer, vous aviez tous les deux senti un courant électrique vous traverser. Vous vous étiez langoureusement embrassé. Vous aviez finalement terminé la soirée chez toi, sur ton canapé.
La cabine continue de monter. La vue sur la ville est magnifique. Pierre a toujours adoré ce lieu. Il a l’impression que tu es tout contre lui. Il sait que ce n’est qu’un rêve, mais il profite de chaque instant. Il se souvient de tous les agréables moments partagés. Tu le trainais dans les musées, il t’emmenait dans les concerts. Vos mondes étaient différents, mais des ponts se créaient entre vos deux rives. Lui voyait d’autres femmes quand votre histoire avait commencé, il ne te l’avait pas caché. Sortant d’une relation compliquée, tu ne savais pas trop où tu allais, tu lui avais juste dit qu’il pouvait faire ce qu’il voulait, tu souhaitais juste ne pas savoir et ça irait. De plus en plus, vous vous rapprochiez et en à peine quelques semaines il ne voulait plus que te voir, toi.
Pierre ressent le mouvement de la machine qui continue de le faire s’élever dans les airs. Il apprécie cette sensation. Une légère brise lui caresse le visage, il pense percevoir ta tête se poser sur son épaule. Vous vous voyiez de plus en plus souvent, passiez tous vos week-ends chez l’un ou chez l’autre, ne vous cachiez plus de vos amis communs connus par le forum. Tu lui avais même présenté ta famille. Il avait alors suggéré que vous habitiez ensemble. Tu avais eu quelques réticences, que tu avais ensuite balayées. Un an après votre rencontre, vous commenciez à éplucher les petites annonces immobilières.
La cabine atteint son zénith et la roue s’arrête de tourner. Vous veniez de visiter un appartement. Il vous plaisait et vous deviez décider si vous arrêtiez les recherches ou pas. Les parois de la cabine deviennent translucides, puis disparaissent. Vous flottez dans les airs, tels des moines zen, main dans la main. Il ne se rappelle pas avoir jamais atteint un tel niveau de plénitude et de bonheur. Pierre est heureux. Il sent que tu serres sa main dans la sienne, comme si tu avais peur. Il se tourne vers toi, pour te rassurer. C’est alors qu’il voit ton visage tel qu’il ne l’oubliera jamais. « Je veux que tu partes, que tu sortes de ma vie ! Je ne suis pas prête et je crois que je ne le serai jamais. »
Le lien entre vous est rompu. Pierre se retrouve seul, dans le vide. Sensation de chute qui n’en finit pas, comme dans un manège à sensations fortes. L’envie de crier ; aucun son ne sort de sa bouche. Le rêve tourne au cauchemar. Il voudrait se réveiller avant de s’écraser au sol. La cabine se matérialise autour de lui, lui offre un cocon ouaté. Pour autant, la dégringolade n’est pas terminée. Elle s’est juste transformée en une longue et lente descente aux enfers. Il a mal. Il se sent trahi. Il ne comprend pas. Son cœur saigne. Le chagrin se mêle à l’espoir. Il se sent fêlé. Pas brisé, non.
Lorsqu’un objet est brisé, il y a deux options : soit il est irréparable, on le jette et fin de l’histoire, soit l’on peut recoller les morceaux et il retrouve une seconde jeunesse. Ce n’est qu’une vue de l’esprit, mais le cœur de Pierre lui apparait comme présentant des milliers de petites fissures. Néanmoins, sans qu’il ne sache trop comment, il tient encore d’un seul bloc. Trop fragilisé, un objet ne peut plus servir. Toutefois entier, on ne veut pas le mettre au rebut.
La roue a fini sa révolution, Pierre est revenu à son point de départ. Il perçoit du mouvement autour de lui, mais il semble enveloppé d’un voile brumeux qui l’isole du monde qui s’agite. Il ne sait pas encore s’il se trouve dans une bulle ou dans une prison. Il est émotionnellement paralysé. Il ne sait pas quoi faire. Il se doute que le manège va repartir pourtant il ne peut choisir entre en descendre ou repartir pour un tour. Rester, c’est prendre un nouveau départ, aller vers l’inconnu, parier sur des jours heureux, s’exposer à définitivement se briser si les choses tournent mal. S’extraire de la cabine, c’est s’empêcher de vivre de nouvelles aventures pour se préserver au risque de lentement s’aigrir ou s’étioler.
Une musique résonne, annonce que le mouvement est en amorce. Pierre panique, il se sent incapable décider quoi que se soit. Les notes vont crescendo, le pressent. Il transpire, effaré. Le son est de plus en plus fort, coercitif. Il ferme les yeux très fort, comme un réflexe de peur. Il vaut se recroqueviller sur lui-même, il ne veut pas choisir, il veut juste qu’on le laisse tranquille. La mélodie persiste, le happe. Il ouvre les yeux. Il est dans son lit, son réveil sonne. Il se sent totalement décalé par rapport à la réalité. Il ne sait pas si la roue a commencé à tourner…
Tu as visiblement choisi de rester dans la roue, et j’en suis heureuse ❤
On est bien là-haut !
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Tu me fais tourner la tête
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