Photo © Kot Texte publié pour l’atelier d’écriture du site Bric à Book du 10 novembre 2014
Voici plusieurs jours que Pierre prépare avec minutie cette soirée. Cela n’a pas été une mince affaire de retenir une table dans cette brasserie, toujours bondée en raison de sa très bonne réputation. En faisant jouer les relations qu’il a nouées au fur et à mesure de sa carrière, il y est pourtant arrivé. Même s’il a horreur des passe-droits, l’importance de l’événement a pris le pas sur ses principes. Et après tout, il se dit que si le seul trafic d’influence que l’on puisse lui reprocher est d’obtenir une réservation dans un restaurant prisé, cela ne risque pas d’échauffer les lecteurs du Canard Déchaîné. Écrivain de renommée ayant accédé à de hautes fonctions, il veille à être d’une exemplarité publique sans failles. Sans doute pour mieux cacher les troubles qui sèment le chaos dans son esprit.
Car à part dans les « milieux autorisés », peu de gens connaissent le vrai Pierre qui vit derrière cette image, non pas aseptisée, mais qui reste lisse. Le vieux monsieur à grosses lunettes d’intellectuel, toujours digne et impeccablement mis, est en fait un bon gaulois. Tout en respectant scrupuleusement chaque être humain dans sa dignité, il fait preuve de maîtrise en matière de gaudriole. Au point que ses intimes sont parfois surpris de la tendresse dont il peut faire montre. Une de ses maîtresses écrira même dans son journal intime, à propos de ses personnalités multiples, avoir fréquenté « un homme dont l’âme a plusieurs couches, comme un oignon doté d’un cœur d’artichaut ». Oui, l’homme connu pour avoir eu plusieurs aventures légères et reconnu pour son charisme qui lui a permis d’accomplir de grandes choses est en fait une vraie midinette.
Ainsi, son vieux cœur, qu’il croyait fatigué, s’est mis à faire des bonds de cabri lorsqu’elle a accepté ce rendez-vous. Usé qu’une énième belle histoire se termine encore par un échec, il ne pensait plus ressentir à nouveau les transports amoureux. Car voyez-vous, il ne connait de bonheur plus intense que de se sentir aimé et d’aimer en retour. Chaque rupture a laissé une trace toujours plus grande, le rejetant dans les limbes de son passé, à cette époque où il se sentait constamment rejeté malgré un très fort amour familial. Il était profondément blessé par son incapacité à amorcer toute histoire sentimentale. Il la mettait sur le compte de son obésité, qui le rendait d’une timidité et d’une maladresse maladive. Alors, quand il a commencé à converser un peu plus intensément avec elle, sa machine à fantasmes s’est remise en marche.
Oh, bien sûr, il est maintenant à un âge où les plaisirs de la chair ne sont plus, au mieux, que sporadiques, au pire un souvenir, mais les lois de l’attraction exercent toujours sur lui une terrible effervescence. Et il se souvient du terrible malaise qui l’a pris lorsque, ayant émis cette invitation à diner, elle l’avait langoureusement fait patienter avant d’accepter en déclarant devoir consulter son agenda. Et ce soupir de soulagement lorsqu’elle avait enfin proposé une date. Il avait ensuite senti que la conversation prenait un ton autre, plus vraiment de la simple amitié, pas vraiment une entreprise de séduction. Et enfin, le jour J est arrivé. Une bien trop longue journée, impossible de se concentrer sur les corrections qu’il doit rendre sous peu. La dame et la soirée occupent toutes ses pensées.
Il ne sait pas du tout ce qu’il va se passer. Bien sûr, il évite de lui montrer son empressement dans ses messages. Il ne veut pas passer pour un être asocial que le contact des femmes affole. Pourtant, il l’est, affolé. Le temps passant, il lui a découvert plusieurs passions communes et un attrait de plus en plus indéniable. Il se maudit de ne pas savoir garder son sang-froid, pourtant les choses sont ainsi. Alors qu’il semble, comme à son habitude, distant et contrôlé, il est ravagé par un feu intérieur qui le consume violemment. Car il n’est pas seulement attiré par la dame : il n’envisage déjà plus de passer un seul jour du reste de sa vie sans elle. Tout ça, bien entendu, sans savoir ce qu’il se passe dans sa tête à elle.
L’impression que le temps suspend son vol le ronge. Il consulte nerveusement la pendule de son ordinateur, conscient que son travail n’avancera pas d’un pouce, attendant l’heure qu’il s’est fixée pour commencer à se préparer. Il veut pouvoir la séduire et s’est décidé à sortir le grand jeu. Fébrilement, il commence à se raser avec de l’avance sur ses prévisions : il sait que sa capacité de concentration amenuisée va lui faire prendre plus de temps pour s’apprêter. Chaque geste est minutieusement contrôlé : ce n’est pas le moment de se couper et de devoir arborer un hideux pansement taché de sang. La douche le détend peu. Seule la peur de l’inconnu l’étreint.
Puis tout s’accélère : le taxi en retard, les embouteillages, la tâche quasi invisible sur le gilet, mais dont il est certain qu’elle ne verra que ça, le faisant passer pour un être négligé, lui, constamment tiré à quatre épingles. Il arrive avec quelques minutes d’avance et l’attend sur le trottoir, tentant vainement de vider son esprit de toutes les angoisses qui l’assaillent. Angoisse de la décevoir et qu’elle ne s’en aille. Angoisse de la perdre alors que maintenant elle représente tant. Angoisse que tout soit terminé par un poli refus de se revoir. Angoisse de souffrir parce qu’une fois encore il aura aimé trop vite trop fort. Angoisse de se retrouver de nouveau abandonné. Il se rend compte que cette peur de l’échec peut entraîner un échec effectif. Alors, il se résout à combattre ses démons.
Elle arrive, enfin. Ils sont installés à une table tranquille, au fond de la salle, près des miroirs. Le ton de la conversation est chaleureux, tourne autour du restaurant, de la galerie d’art voisine où est exposé cet artiste formidable, de la météo… Pierre n’a plus peur. Il redevient ce vieil homme digne et impeccablement mis. Il est ce lui-même un peu policé, comptant sur son coté naturel comme arme de séduction massive. Le maitre d’hôtel amène la carte. Quand il lui demande ce qui lui ferait plaisir, elle lui répond, sans même lever les yeux du menu « Que vous me preniez dans vos bras ! »
Il est interloqué, mais sent une vague de joie l’envahir. La peur est définitivement dissipée et le temps n’est plus à s’angoisser avec de multiples questions : il est maintenant temps de passer à l’amour. Et l’amour, ce n’est pas se laisser freiner par ses peurs. L’amour, c’est perpétuellement foncer dans un mur invariablement placé quelques mètres devant soi, sans se poser la question de savoir si l’on va le percuter à un moment ou à un autre. L’amour, c’est oublier ce mur et se laisser griser par l’ivresse de la vitesse…