Photo © Julien Ribot Texte publié pour l’atelier d’écriture du site Bric à Book du 26 janvier 2015
Comme s’il se sentait en présence d’un besoin depuis trop longtemps insatisfait. Comme s’il avait eu un flash, accompagné d’une irrépressible pulsion. Comme s’il avait peur que l’ankylose passagère qui l’affecte habituellement à chaque changement d’année ne se transforme en paralysie. Il s’est levé de son fauteuil, il a enfilé une tenue appropriée, ses baskets et ses écouteurs puis, sans plus réfléchir, Pierre est sorti courir. Marre de la fatigue, de la morosité, de la page blanche, du quotidien trop routinier qui s’installe insidieusement. S’oxygéner l’esprit et le corps.
Le froid le saisit instantanément, malgré les quatre couches de vêtements qu’il a pris soin de superposer. Ne pas se laisser effaroucher par cet ennemi de presque toujours. Ne pas négliger les étirements qui lui éviteront des courbatures. Ne pas écourter l’échauffement qui lui permettra d’augmenter progressivement l’intensité de son effort sans s’épuiser.
Il se souvient alors de ce mois de janvier 1991. Alors que vingt-quatre heures plus tôt, un tapis de bombes commençait à se déverser sur l’Irak, il débarquait à Roissy, du haut de ses treize ans, seul, apeuré par les militaires en patrouille, fusil mitrailleur en bandoulière, accompagnés de chiens qu’il se représente encore aujourd’hui plus grands que lui. Et ce froid qui l’agresse, qui le pousserait presque à se rouler en boule dans un coin, près des tapis vomissant un flot continu de bagages en tout genre.
Pierre commence son parcours doucement. Il ne veut pas brusquer son corps, le contraindre ou le pousser à la tétanie. Il veut retrouver des sensations agréables, le plaisir de l’effort. Il n’a pas de franche idée de la direction à prendre, de la distance à envisager. Il reste obsédé par ses mains encore glacées. Il ne veut pourtant pas forcer le rythme pour se réchauffer. Il doit affronter cette sensation si désagréable.
À travers le hublot du long-courrier en phase d’atterrissage, Pierre avait trouvé amusant de voir toute cette neige, si belle et si blanche, recouvrant le sol alors que quelques heures plus tôt, il prenait un bain de mer sous un climat tropical. Il gardait un souvenir agréable de son seul hiver passé en France, cinq ans auparavant. Il avait vite déchanté dans cette aérogare qu’il fréquentait à chaque vacance d’été et qui lui paraissait maintenant glaciale. Il ne s’était alors pas rendu compte que d’être séparé de ses parents avait installé une vague de froid dans son âme.
Pierre se laisse guider par sa petite foulée. Les muscles se détendent, son rythme cardiaque augmente, une douce chaleur monte en lui. Il sait qu’il va pouvoir accélérer, le froid perdant de son effet mordant. Il tourne à gauche, remonte un long boulevard et retrouve les quais du fleuve qui scinde la ville. Il a toujours aimé se promener dans cet endroit, mais il y court peu, par crainte de se fouler une cheville sur les pavés inégaux qui ornent le sol. Aujourd’hui, il se sent attiré par la voie qui borde l’eau.
D’abord empreint de précautions, il se laisse rapidement emporter par le rythme de la musique ; son corps a maintenant envie d’exprimer sa pleine puissance. Les grandes inspirations qu’il prend lui brulent les narines, mais il se sent vivant, bien loin de la morosité qui lui occupait l’esprit il y a encore quelques heures. Il sait qu’il faut parfois se laisser aller pour pouvoir ensuite se reprendre en main, mais il s’en veut d’avoir laissé traîner les choses, même s’il a pu dernièrement mettre le doigt sur certains éléments qui ont façonné sa vie.
Il déroule de longues foulées. Et dérape sur une pierre plus humide que les autres. Il rétablit son équilibre avec plus de peur que de mal et s’arrête un instant pour se remettre de l’émotion. Il se rend compte qu’il s’est déjà arrêté à cet endroit précis, bien des années auparavant. Ce sont les cœurs dessinés sur l’arbre dressé devant lui qui l’interpellent. Il était en balade avec d’autres amis collégiens. De la petite bande, il était le seul à ne pas avoir de copine. Ce n’était pas faute d’essayer, mais il se faisait à chaque fois repousser. Ce jour-là, ses potes avaient décidé de graver leurs noms dans des cœurs, sur un arbre. Personne n’avait remarqué la peine qu’il éprouvait, les larmes qu’il retenait, cette impression d’infinie solitude qui s’installait.
Entre sentiments d’abandon et de rejet, Pierre avait ainsi développé cette dépendance affective qui le minait toujours, ce besoin d’aimer et de se sentir aimé, d’être rassuré, cet automatisme à se déprécier, cette capacité à aller vers les autres en sauveur pour oublier sa propre détresse. À cet instant, devant cet arbre qui fait remonter tant de choses, il prend cette révélation comme un uppercut. Et il se sent libéré, délivré de ce poids qui entrainait son moral dans les tréfonds de son âme. Nommer ce qui le ronge, c’est identifier cet ennemi intime et pouvoir commencer à le combattre.
Pierre prend une grande inspiration. Il marche jusqu’aux escaliers les plus proches, paisiblement. Revenu sur un trottoir bitumé, il reprend sa course, le cœur léger.
Vous écrivez bien…
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