Photo © Marion Pluss Texte écrit pour l’atelier d’écriture du site Bric à Book du 16 septembre 2014

7 h 35, banlieue sud de Paris. La colonne de camions remonte la nationale, à bonne allure, gyrophares tournoyants, sirènes éteintes. Pas par souci de discrétion, L’information de leur intervention a été éventée la veille, sans doute par quelqu’un de la mairie. Pierre ne s’inquiète pas de cela. Quoi qu’en dise le Préfet, la présence d’associations humanitaires peut se révéler être un formidable atout lorsque l’on sait l’intégrer au dispositif ; lui et ses hommes n’en sont pas à leur premier démantèlement de camps et tout s’est toujours passé sans heurt.

Ils arrivent. Pierre a déjà donné ses ordres : comme à l’accoutumée, personne ne met le pied à terre dès l’arrivée, hormis son état-major. En groupe réduit, ils vont prendre la température, rencontrer les habitants, les élus locaux. Le camp est sur un terrain communal, c’est le Maire qui a demandé l’expulsion au Tribunal, mais si la décision a été validée plusieurs mois à l’avance, elle n’est appliquée qu’aujourd’hui : son souhait de récupérer le terrain destiné à la construction d’un gymnase n’a pas prévalu sur le désir de faire les choses humainement. Contrairement à d’autres édiles qui se disent désolés de devoir en arriver à une telle mesure mais qui sont  ravis de voir la misère se déplacer loin de chez eux, ce Maire ci a pris des contacts, travaillé avec des associations et les entreprises locales pour que ceux qui le souhaitaient puissent travailler, être hébergés, que les enfants soient scolarisés. Ne restent que les irréductibles.

Après un premier point de situation, le petit groupe pénètre dans l’enceinte. Pierre est toujours frappé par cette boue, ces déchets qui traînent, ces baraques faites de bric et de broc. Tout parait si insalubre. Il est effaré que l’on puisse vivre dans de telles conditions. Il n’a pas de solution toute faite, mais il reste persuadé du bien-fondé du démantèlement. Il préférerait tant qu’une solution durable soit trouvée pour ces personnes, qu’elles puissent vivre dans de bonnes conditions. Il se sent vraiment tiraillé entre ses idéaux et ce qu’il doit parfois faire.

C’est là qu’il les aperçoit. Deux gamines, deux, trois ans à peine, couvertes de crasse, se collant l’une à l’autre. L’une des deux le regarde dans les yeux, avec un demi-sourire. La scène dure à peine le temps d’un battement de cils, mais elle restera gravée dans la mémoire de Pierre comme si une photo l’avait fixée pour l’éternité. Plus tard dans la soirée, quand les forces de l’ordre auront aidé les habitants du campement à rassembler leurs affaires et à s’en aller, alors qu’il aura rempli toute la paperasse et reçu les félicitations pour son efficacité, alors qu’enfin il sera posé dans son salon, à déguster un verre de vin, il se remémorera cet instant.

Il ne sait pas ce qu’il adviendra d’elles. Il sait juste qu’elles n’ont pas demandé à vivre cette expulsion, pas plus qu’elles n’ont demandé à vivre de cette façon. Il trouve cela terriblement injuste, même si elles ne se rendent certainement pas compte de leurs conditions épouvantables de vie ; les pauvres fillettes n’ont toujours connu que cela, sont-elles malheureuses pour autant ?