Photo © Romaric Cazaux
Texte écrit pour l’atelier d’écriture du site Bric à Book du 1er septembre 2014

Tenir la pointe. Tenir cette foutue pointe. Cette figure emblématique de la danse classique a toujours été, pour la chair de ma chair, à la fois son talon d’Achille et son Graal. Pourtant, son avenir dans cette activité, qui tient tout autant de l’art et du sport, dépend entièrement du temps qu’elle tiendra en équilibre sur le bout de ses pieds. Demandez-lui les cinq positions, du flic-flac, du soubresaut, de l’entrechat ou du grand jeté et vous vous en aurez plein les mirettes. Mais la pointe…

Il faut croire que ma Bobby y était destinée. Oui, c’est étrange Bobby comme prénom pour une fille. Une idée de sa mère. Comme pour beaucoup de choses avec elle, j’ai laissé faire. J’ai tant laissé faire que je l’ai laissé partir pour un grand voyage, son grand voyage, dont elle n’est jamais revenue. Bobby avait cinq ans. C’était il y a onze ans. Elle nous a laissés tous les deux, seuls. J’ai dû surmonter la déchirure et la douleur pour m’occuper de la vie de ce petit être qui n’avait pas demandé à souffrir. Mais plutôt que d’en faire une victime de cette disparition, j’ai tenté de la rendre plus forte.

Ainsi, je l’ai accompagnée du mieux que je pouvais dans ses choix. La danse est venue rapidement. Pour avoir un loisir avec les copines d’école. Du travail. De l’abnégation. Un excellent moyen de se dépasser pour oublier ce qui nous plombe tout au fond de nous. Elle s’est donnée à fond. Des heures et des heures d’exercice. En cours bien sûr, mais avec ses amies aussi, comme ça, pour s’amuser, et dans sa chambre, toute seule. Comme une vocation, le sentiment d’un destin tout tracé, bien au-delà de la passion.

Bien entendu, sans la refréner dans cette voie, je lui ai montré une partie du panel que la vie nous offre, pour qu’elle ne s’enferme pas sur elle-même, qu’elle devienne aigrie si jamais elle échouait. Je l’ai emmenée au cinéma, dans des concerts, dans des expos, des fêtes entre copines de son âge, en médiathèque. Elle a eu de l’intérêt pour certaines activités, de l’ennui pour d’autre, mais elle a toujours cherché le dénominateur commun avec la danse.

Puis ce prospectus, un jour, il y a deux ou trois ans, pour cette école, la plus renommée de la région. Ce concours d’entrée. Et ces pointes.

Que de temps passé, à s’entrainer, à se muscler ! Je vous passe tous les tracas, les ampoules, les entorses, les mycoses dues à la transpiration ou au stress. En voyant mon bébé torturer ainsi son corps de femme naissante, je ne pouvais m’empêcher de penser à ces gymnastes que l’on oblige à se contorsionner, à s’assouplir, et tant pis si elles s’y ruinent la santé.

Et encore une fois, l’accompagner, l’aider comme je pouvais, ne pas la brusquer, de peur qu’elle aussi, que j’ai bercé, que j’ai élevé, que j’aime de toutes les fibres de mon être bien plus que je ne pourrais aimer une femme, pour qu’elle ne s’obstine pas, qu’elle ne se braque pas contre moi, qu’elle ne m’abandonne pas, elle aussi. Alors, j’ai pansé ses blessures, j’ai continué à l’ouvrir sur le monde. J’ai appris à coudre, pour qu’ensemble nous préparions ses chaussons, l’outil indispensable pour qu’enfin elle puisse tenir son corps en équilibre sur ses orteils. En atteignant son but, elle s’ouvrirait la voie d’une nouvelle quête, encore plus dure. Et petit à petit, elle s’éloignerait de moi. Je me retrouverai à nouveau seul. Mais pas parce qu’elle m’a fui, que je l’aie déçue ou rendue malheureuse. Comme l’oiseau qui quitte son nid. Émancipée.

Tenir la pointe…