Photo ©Julien Ribot Texte publié pour l’atelier d’écriture du site Bric à Book du 31 octobre 2016

Elle s’appelle Marine et elle portait un petit pull de la même couleur la première fois que je l’ai vue. C’était pour l’inauguration de la piscine, construite en plein cœur de ce quartier champignon que l’on n’appelait pas encore « sensible ». L’État avait décidé de construire des logements en masse dans des petits villages de banlieue, pour que les habitants des bidonvilles aient enfin un vrai toit au dessus de la tête. Certains élus avaient compris que des logements ne suffiraient pas, faute de créer des ghettos. Ils s’étaient alors battus pour obtenir des crédits et construire, en plus des écoles, des équipements afin que les gamins et leurs parents puissent élargir leur horizon du béton. Qui dit un cinéma, un stade, une bibliothèque, une piscine, un conservatoire, un gymnase, ou encore un centre culturel, parfois un peu de tout.

C’est comme ça que moi, le maitre nageur, j’ai plongé dans le regard de cette prof de dessin pour m’y noyer. Nous nous sommes rapidement installés dans un des appartements, petit coup de pouce du Maire, trop heureux d’aider deux de ses nouveaux employés après les avoir mariés. Nous nous y retrouvions le soir, contents de quitter les odeurs de chlore et de peinture à l’huile. Une seule ombre au tableau : notre infertilité, rendant impossible de concrétiser notre envie d’avoir des enfants. Mais notre amour fut le plus fort et nous employâmes encore plus de cœur à nous occuper de ceux des autres.

Et si pour nous le temps restait au beau fixe année après année, la vie dans la cité n’en allait pas de même. Les pauvres étaient certes sortis des bidonvilles, mais se sentaient maintenant parqués dans des cages de bétons, loin des bassins d’emploi et des centres-villes rutilants, devant souvent passer plusieurs heures dans des transports trop aléatoirement réguliers pour gagner faiblement leur vie. Comme si, jour après jour, une caste supérieure s’appliquait à leur rappeler un statut proche des esclaves d’antan. Un certain désœuvrement apparu dans les quartiers, en même temps que les fissures sur les façades des bâtiments construits trop vite par des promoteurs qui n’avaient finalement rien à faire des futurs habitants. Ils ne furent pas légion à tomber dedans, mais les pièges de l’alcool ou des trafics pour agrémenter le quotidien attirèrent quelques désœuvrés.

Alors, Marine et moi, on s’est mis à arpenter le quartier, pour ne pas laisser tomber les gosses dans des clichés. De par nos métiers, on repérait les plus fragiles, on allait à leur rencontre, quand ils tenaient les murs, quand ils squattaient les halls. Les agripper par leur fond de culotte et les trainer à la piscine, dans les ateliers d’art plastique, ou auprès de tout autre collègue qui pouvait leur proposer une activité qui leur sortirait la tête de la prison qu’ils construisaient dans leur esprit. Bien sûr, ça n’a pas toujours marché, nous avons eu nos échecs, nos déceptions, mais nous ne les avons pas laissé nous submerger.

Et si le quartier était plus connu à cause de quelques faits divers que par tout le positif et la solidarité qui pouvait y régner, nous étions fiers d’en être, malgré les fissures de plus en plus larges qui fleurissaient un peu partout. Les bâtiments et les équipements se sont délabrés, et une piscine qui fuit devient trop rapidement un gouffre financier. Le Maire a été contraint d’y faire cesser toute activité, pour ne pas laisser l’argent s’écouler goutte à goutte, le réinjecter ailleurs. De maitre nageur, je suis devenu éducateur : pas envie d’aller ailleurs, de prendre un bus et un RER pour m’exiler, de laisser mon quartier et tous les gamins que l’on a pu accompagner. Le boulot n’était finalement pas si différent, juste moins mouillé. Avec ce crève-cœur de passer tous les jours au pied de cette bulle de verre où j’avais passé tant de belles années vouées à disparaitre sous les coups de pelleteuses, tombant en décrépitude à force ne plus être entretenue.

Alors un soir qu’elle me trouvait morose, tandis que je regardais un verre vide, luttant contre la tentation de le remplir à nouveau, Marine a posé sa main sur mon épaule et m’a demandé « tu as toujours tes clés ? ». Elle a enfilé son petit pull de la même couleur, à peine délavé malgré toutes ces années, et nous sommes passés rapidement remplir quelques cartons à son atelier. Nous avons ensuite fait le tour des halls pour ramasser quelques gamins et des grands frères qui avaient tant mouillé le maillot dans le grain bain du quartier. On a emmené la joyeuse troupe dans le délaissé et on les a armés de bombes de peintures aérosol. De nouveau, des cris qui résonnent contre les murs, des odeurs qui imprègnent l’air et sa main qui serre fort la mienne pendant que la cité peint son histoire sur des murs qui retrouvent l’espace d’une nuit une seconde vie.