Photo ©Julien RIBOT Texte publié pour l’atelier d’écriture du site Bric à Book du 21 novembre 2016

Seul

Certes, Pierre aime la solitude. Mais là, c’est viscéralement qu’il n’a pu s’empêcher de passer des heures, seul sur le pont, à regarder cette chaise vide. D’ailleurs, s’il écrit, ce n’est pas tant pour créer, ou pour répondre à la demande des fans qui se pressent, toujours plus nombreux, dans les librairies lors de la sortie d’un de ses romans. Il est heureux de pouvoir passer des heures, seul, assis dans son bureau, ses écouteurs vissés sur les oreilles, enfermé dans une bulle qu’il trouve si confortable. C’est pour cela que son visage n’est sur aucun quatrième de couverture. Et ce n’est pas par snobisme envers ses lecteurs qu’il ne participe à aucun salon littéraire ou autre lecture. Il pourrait ainsi agrémenter des revenus en droits d’auteur qui restent faibles malgré son succès. Tant d’auteurs sont obligés de s’y soumettre s’ils veulent pouvoir vivre de leur art. Il souhaite simplement préserver son anonymat pour ne pas avoir à côtoyer d’autres personnes, pour continuer à pouvoir marcher seul dans la rue.

Il a d’abord craint que le fait que sa femme soit passée par-dessus bord au beau milieu de la nuit précédente ne lance un élan de sympathie de la part des autres passagers du bateau de croisière et qu’il soit sans cesse importuné. Mais non. Son air renfrogné, qu’il portait dès le début du voyage, a peut-être contribué à ce qu’on lui fiche la paix. Bien entendu, le Capitaine est venu lui poser les questions d’usage, mais avait exaucé sa demande, cinglante : « Laissez-moi seul ! ». Dès le départ, il n’avait pas aimé l’idée de se retrouver au milieu de l’océan parmi tout un tas de personnes béatement émerveillées par « le royaume de Neptune qui se confond au firmament telle notre propre passion ». Si si, vous ne rêvez pas, il a bien entendu un amoureux transi déclamer ce tissu de conneries. Allez encore vous étonner de sa préférence à passer des heures, seul, à tapoter sur son clavier. Mais il avait accepté, pour elle, et il s’asseyait donc à la même place qu’aujourd’hui, son ordinateur sur les genoux, pour écrire toute une suite de notes qui deviendraient sans doute un jour une histoire.

Hormis lorsqu’ils partaient en excursions, bien évidemment à l’écart des meutes, elle passait ces heures à contempler l’horizon, assise sur cette chaise désormais vide d’elle et sur laquelle personne n’osait venir prendre place. Le savoir près d’elle lui suffisait. Elle appréciait déjà l’effort que faisait ce sociopathe de l’accompagner pour ce voyage. Elle n’a de toute façon jamais compris comment elle avait réussi à approcher et apprivoiser cet homme qui passait parfois une semaine entière dans la pièce où elle n’a pas le droit de rentrer, en sortant uniquement le matin le temps partager un café et le soir pour l’embrasser avant qu’elle n’aille se coucher. Alors, l’emmener sur un bateau bondé d’autres gens… Et si elle avait pris l’habitude de s’accommoder à sa solitude, ayant elle-même une vie sociale riche, elle avait ressenti ce besoin qu’il fasse quelque chose de fort pour elle. Certains arguments avaient effleuré son esprit comme la rupture, mais il avait accepté immédiatement, sans réfléchir ni rechigner, d’un oui franc et massif. Cet élan dépassait toutes ses espérances et elle se délectait chaque instant passé plus ou moins ensemble. Si elle avait su.

Le voilà, fixant l’objet inoccupé depuis des heures que les autres trouvaient trop longues. Et quand les membres d’équipage songeaient à demander la présence d’un psychologue pour l’aider lorsqu’ils accosteraient dans quelques heures, il espérait simplement que le contact avec les agents de Police ne durerait pas trop longtemps. Bien sûr, il ne s’attendait pas à ce qu’ils comprennent. Ils profitaient du clair de lune en un endroit isolé du navire. Il embrassait fougueusement sa belle. Une pulsion et la voilà projetée au-dessus le garde-corps sur lequel elle était adossée. Il ne chercherait même pas à nier. Il ne chercherait pas non plus à se dédouaner par une folie passagère. Il ferait simplement remarquer son statut d’auteur à succès et qu’il ne serait pas raisonnable de l’incarcérer dans une cellule surpeuplée. Sans escompter une prison VIP, s’assurer d’être isolé pour les vingt prochaines années lui suffisait amplement. Il ne savait pas encore que l’image de cette chaise viendrait le hanter et qu’Elle laisserait un vide que toute la solitude du monde ne pourrait jamais combler.