Photo ©Fred HEDIN Texte publié pour l’atelier d’écriture du site Bric à Book du 17 avril 2017.

25 ans. Tout pile, au jour près, comme si le calendrier s’alignait magistralement. S’il avait vécu durant l’ère Maya, il aurait craint une pluie de météorites enflammées. Il est Picard, alors il a commandé un verre de cet alcool fort qu’il a siroté du bout des lèvres pendant tant d’années dans ce même bar. C’était un rituel, entamé avec son père, lors de son premier dimanche à la hutte, le dimanche de son quinzième anniversaire. Il n’avait justement que pu tremper ses lèvres au bord du verre à pied, le liquide ambré avait instantanément tout brulé sur son passage. Les habitués avaient fait résonner des rires gras devant ce gamin devenu rouge-écarlate. Le dimanche suivant, il avait subi des railleries rappelant cette mésaventure. Puis les centres d’intérêt avaient migré, tel le gibier qu’ils chassaient.

Et ainsi, trois ans durant, de septembre à fin janvier, Pierre avait dû se lever à 5 heures et demi du matin pour accompagner le patriarche et le regarder tirer sur de pauvres colverts qui pensaient trouver dans la baie de Somme un coin de paix. Puis vers 15 heures, ils se dirigeaient vers le troquet du village pour rencontrer les autres prédateurs du Vimeu qui venaient s’enivrer d’un dernier verre avant de rejoindre leurs foyers. Et il avait détesté ça. Pas par considération antispéciste, ni par dégout de la viande, juste parce que ce type d’activité ne l’intéressait pas et qu’il ne supportait pas l’idée que l’on puisse imposer des convictions à quelqu’un. D’où le drame, au lendemain de sa majorité, lorsqu’il avait refusé de se lever et de s’apprêter.

Son père, déjà furieux du peu de coups de feu qu’il avait tiré depuis l’obtention de son permis à 16 ans, et encore plus de son obstination à systématiquement manquer sa cible, avait inlassablement continué à trainer son fils avec lui malgré son évidente mauvaise volonté. Alors, cette rébellion avait été une goutte d’eau. « Soit tu viens, soit tu t’en vas ! » avait-il lancé en sortant, furibond, de la chambre. Le rejeton avait alors commencé à rassembler ses affaires dans une valise. Ils ne s’étaient plus jamais parlé, pas même aux fêtes familiales, hormis pour se dire bonjour et au revoir.

25 ans. Tout pile le dimanche de son quarantième anniversaire, et le revoilà dans ce même troquet que le jour de ses 15 ans, exceptionnellement désert : l’équipe de foot aultoise jouant une quelconque place en finale, les autochtones s’étaient massivement rendus au stade dont la buvette bradait la bière pour l’occasion. Si ce n’est la serveuse, rien n’avait changé, ni le carrelage rose, ni la frise à grosses fleurs vertes. Pierre ne comprenait pas ce qui l’avait poussé, en guise de célébration, à venir fleurir la tombe de sa mère ; il ne savait pas plus ce qu’il foutait dans ce bar, attablé devant un verre qu’il scrutait depuis de longues minutes dans un silence assourdissant.

Il sait qu’il ne doit pas trop trainer s’il veut être à l’heure au rendez-vous qu’il a avec sa compagne. Pourtant, il est là, en pleine réflexion. Des tas de souvenirs de toutes ces années lui remontent en mémoire. Et de tous ces serments qu’il s’était fait sur l’éducation de ses enfants. Il ne peut réprimer un rire acrimonieux : il doit encore passer plusieurs examens, mais il sait qu’il va lui être extrêmement compliqué de procréer un jour ; une crise de larmes monte, mais elle est immédiatement réprimée, suivi d’une lampée de cet alcool devenu revigorant avec les années. Il reste perdu dans ses pensées embrumées, n’entendant pas la porte de l’estaminet tinter pour annoncer l’arrivée d’un nouveau client.

« – Je ne sais pas pourquoi, j’avais le sentiment que je te trouverai ici.

– Tu bois un verre ?

– C’est pas tous les jours qu’on peut fêter les 40 ans de son fils unique… »