Photo © Leiloona (sur Instagram) Texte publié pour l’atelier d’écriture du site Bric à Book du 11 décembre 2017.
Je m’en souviens comme si c’était hier. C’était il y a pourtant si longtemps. Décembre 2017. Nous allions enfin pouvoir proclamer que la période de révolution était derrière nous. Quand tout a commencé, elle était haute gradée et occupait un poste important de l’État-major de l’armée, la seule femme à n’avoir jamais accédé à un tel rang dans le pays. Le despote asseyait tout son pouvoir sur la police. Arrestations arbitraires, prisons employant des méthodes douteuses ; elle n’était pas franchement d’accord avec tout ça, mais seule, que pouvait-elle faire. Puis il y eut la goutte d’eau, début 2016 : une rafle dans une soirée organisée en secret par un comité LGBT. Des jeunes qui s’amusent et qui s’aiment en toute liberté, le pouvoir a pris peur face à tant de liberté. Des fonctionnaires trop zélés ont perdu leur sang-froid, exaltés par des supérieurs rugissant de haine. L’opération de « contrôle » au nom de la sureté de l’État s’est transformée en bain de sang.
Un peu partout dans la capitale, des manifestations ont éclaté. Les forces de l’ordre ont été dépassées et l’armée a été appelée en renfort. Elle était de garde au centre de commandement. Ce sont ses troupes qu’elle a choisi de déployer et non la brigade d’un commandant qu’elle savait acquis au pouvoir. Elle a décidé d’appliquer sa propre tactique : hors de question de réprimer dans la violence comme l’indiquaient les ordres qu’elle avait reçus. Les chars se sont interposés entre la foule et le symbole de l’oppression. Ça n’a pas plût au ministre de l’Intérieur qui a donné l’ordre de l’arrêter ce qui fût la dernière erreur du vieil homme corrompu. Elle comprit que tout ça serait sans fin, que la terreur durerait toujours si elle n’agissait pas. Elle a alors donné l’ordre : ses hommes, rejoints par d’autres, par le peuple et même par des agents de police restés au fond d’eux des gardiens de la paix, se sont emparés des points de communication, des commissariats, du bâtiment du ministre puis se sont dirigés vers le palais présidentiel. Il avait suffi d’une nuit pour renverser 25 années d’oppression. Presque sans coup de feu, quelle ironie pour un coup d’État militaire !
Le Président donna sa démission à un des rares membres de l’opposition, devenu trop exposé médiatiquement pour disparaitre soudainement : votre serviteur ! Mais je ne voulais pas du pouvoir, pas comme ça. Je me suis donc tourné vers elle, et lui ai demandé si elle accepterait la charge de mener le pays à la démocratie. Son premier décret fût de dissoudre l’Assemblée fantoche alors en place et elle convoqua des élections constituantes pour l’année suivante, en anniversaire de cette nuit de changement. Ce fut une année faste, remplie de travail à organiser le scrutin dans les meilleures conditions possible, tout en veillant à ce qu’il n’y ait aucune exaction, mais de la justice à l’encontre des anciens détenteurs du pouvoir. Son astuce pour l’unité du peuple était de recréer la solidarité qui n’existait plus : meilleure répartition des richesses, lutte conte la corruption, élévations des budgets de l’éducation, la santé et la culture. Une vraie belle révolutionnaire.
Et le scrutin m’avait placé à la tête de l’Assemblée ; ensemble, nous continuions de construire notre pays de demain. Elle avait gagné son pari de maintenir la paix sociale, je travaillais avec les autres élus à écrire une Constitution plus juste, pour le peuple. Elle devait se rendre à New York, pour un sommet de l’ONU, avec une escale à Paris pour parler au Président français de l’attitude « choquante » de son gouvernement vis-à-vis des réfugiés, qu’ils se bornaient à appeler migrants. Je l’avais accompagnée à l’aéroport. Son avion s’est crashé dans les Alpes. L’enquête que j’ai faite mené n’a jamais réussi à démontrer de façon certaine s’il s’agissait d’un accident ou d’un attentat, fomenté par le FSB, la CIA ou je ne sais quel régime qui voyaient d’un mauvais œil la démocratie s’installer. Certains ont même pensé que ça pouvait venir de moi. Ils ne savaient pas que je venais de lui demander de se présenter aux élections à ma place. J’ai gardé le pouvoir trop longtemps. J’ai dû faire des choses qu’elle n’aurait pas tolérées. Son souvenir me hante. Et la dernière image que je garde d’elle, c’est ce flic en chapka qui me regarde durement alors qu’elle vient juste d’embarque dans l’avion.