une contrainte qui ne manque pas de courage
Autant le dire tout de suite, Pierre flairait bien que l’enquête n’était plus au centre des préoccupations des polices locales depuis bien longtemps ; il n’irait pas jusqu’à parler d’abandon, mais il sentait l’agacement se faire crescendo lorsqu’il composait le numéro des trois brigades qui semblaient les plus concernées par la disparition d’Augustine. Le pire dans cette histoire, c’est que lui-même ne savait plus trop pourquoi il s’obstinait à téléphoner hebdomadairement ; par acquit de conscience ? Par peur, qu’un jour il n’ait tout bonnement plus le courage de cocher les cases de rappel dans son agenda et qu’il supprime la tâche « recherche », en moins de temps qu’il en faille à votre serviteur pour l’écrire ?
Il l’avait rencontrée quand les routes du monde étaient encore un peu sûres, que les flux migratoires étaient le fruit de famines ou de conflits locaux, que des vautours comme celui qu’il était devenu ne se jetaient pas sur la moindre matière premium pour la vendre tant de fois qu’entre son extraction et son arrivée dans une usine, elle était passée par tant de mains qu’il était devenu impossible de connaître combien de portefeuilles d’actions en avaient fait augmenter inexorablement le prix, et que les produits proposés par la société de consommation soient toujours de plus en plus chers. Et tout cela se faisait dans des immeubles semblables au sien, à la décoration tellement simplissime que l’on se serait cru dans n’importe quel immeuble de n’importe quelle place financière. Bien entendu, ce vampirisme s’effectuait au détriment de la population, de la faune, de la flore, d’une planète déjà morte de l’intérieur, mais qu’importe quand on a son billet de réservé en première classe de l’Arche, non ?
D’un mouvement de pied, il fit faire un demi-tour à son fauteuil nec plus ultra, afin d’admirer la vue. Tout ce qui s’étalait sous ses yeux sur une dizaine de pâtés de maisons, écoles, parcs et cinémas inclus, lui appartenait, littéralement. Il faisait autrefois partie de cette jeune génération qui croyait en la recherche et le développement d’un capitalisme vert, mais en fin de compte, il n’était qu’un patron comme les autres ; en gardant ses employés au plus près de lui, en leur fournissant de quoi satisfaire leurs besoins immédiats, il leur fournissait les chaines qui les maintenaient sous son joug.
Avec Augustine, ils s’étaient croisés il y a une trentaine d’années, alors qu’elle avait organisé un voyage humanitaire avec des fonds de la fondation dont il avait pour unique charge de dilapider une partie, le temps d’obtenir un diplôme au nom horriblement compliqué et, c’était historique, devenir l’héritier le plus riche du consortium le plus vaste, vous voyez le genre. Il avait quelques jours de temps libre, il avait feuilleté les fiches des donations en cours et avait été charmé par la photo d’une antique chapelle.
C’était si loin, mais dans ses souvenirs, c’est comme si c’était hier.
Ils avaient passé la soirée à se chamailler. Elle, la marxiste, convaincue que seule une transformation radicale pouvait sauver le monde. Lui, persuadé au contraire que le système pouvait être changé de l’intérieur. Ils s’étaient souvent retrouvés tout au long de leurs vies, étonnamment sans sortir d’une relation purement platonique. Il avait tout de même réussi à la convaincre de prendre la tête de la fondation ; elle avait accepté, se rendant bien compte qu’ainsi, elle devenait sa bonne conscience. La seule condition qu’elle avait imposée : pouvoir continuer d’aller sur le terrain. Pierre avait mis en œuvre des moyens colossaux quand la balise GPS qu’elle s’était vue implanter avait cessé d’émettre, dans cette zone d’une vingtaine de kilomètres carrés aux confins du Brésil, du Pérou et de la Colombie, proche d’une exploitation forestière dirigée par une de ses équipes « aguerrie ».

