Note de l'auteur : J'écris généralement dans un style autofictionnel, c'est à dire que j'utilise des éléments concrets de ma vie pour construire des fictions. Ne vivant pas au Havre, j'ai décidé d'adapter ce style et de me référer à des personnes ou endroits existants et de leur inventer une vie. Les éléments présents ne sont donc que purement fictionnels, issus du fruit de mon imagination. Ce texte a été écrit en 2014.

Dimanche 8 octobre 2017. Voilà à peine cinq minutes qu’il a quitté la gare Saint Lazare et Vincent se sent déjà à l’étroit. Depuis la libéralisation du rail, les trains à bas tarifs se sont imposés. Selon les heures, impossible d’avoir le choix entre une compagnie ou une autre. De nombreux trains, jugés peu rentables, ont été supprimés, afin d’assurer le remplissage des rames circulant encore. Ainsi, le train pour Le Havre est bondé, même si le confort est minimal ; les passagers ne sont pas à proprement parler entassés, mais il n’y a que peu de place pour l’intimité. Il a rabaissé la minuscule tablette intégrée au dossier du siège devant lui. Mais une fois qu’il y a posé son lecteur MP3, son café et la pâtisserie qu’il s’accorde en guise de petit déjeuner, il n’y a presque plus de place pour y déposer son carnet. En plus, il peut à peine déployer ses longues jambes.

Il se dit qu’après tout, ce n’est pas la mer à boire, deux heures d’inconfort. Il regrette tout de même de ne pas avoir pu réserver en première classe, comme à son habitude. Non pas qu’il dédaigne se mélanger à la populace, mais vu la fréquence de ses allers et retours dans la ville portuaire, il aspire à un moment un peu à lui, au cours duquel il peut se mettre dans une sorte de bulle. Il aime profiter de ce temps bloqué pour ne rien faire d’autre qu’écrire et il lui faut un minimum d’espace et de concentration pour cela. Clairement, il se sent perturbé par ses conditions de voyage, ce qui ne présage rien de bon pour le texte qu’il a en tête et qu’il veut coucher sur le papier.

Il ferme les yeux pour tenter de retrouver un tant soit peu de sérénité. Il inspire profondément durant quelques secondes puis expire, pour chasser l’air de ses alvéoles comme on chasserait de mauvaises pensées. Au bout de trois fois, il se met à sourire. Comme ça, pour personne d’autre que lui. Il a fait le vide. À nouveau, il se sent bien. Il rouvre les yeux. Il voit par une fenêtre devant lui le ciel azur, zébré du passage des avions. Il aperçoit l’un de ces oiseaux de fer frôler le toit des immeubles pour déposer ses passagers à Roissy.

Vincent est songeur. Il aime le voyage, l’idée de pouvoir se transporter d’un endroit à un autre. Enfant, il a eu le bonheur de vivre à l’étranger. Quand certains ne pouvaient aller jusqu’au centre-ville qui jouxtait leur banlieue, il s’émerveillait d’une aurore aux portes du Sahara puis, dans la même journée, faisait de la luge sur les sommets de l’Atlas. Adolescent, il vécut près d’un aéroport international, dont il oublia rapidement les nuisances, s’interrogeant sur la provenance ou la destination des longs et moyens courriers passant au-dessus de sa tête. Il reste toujours admiratif à la vue d’un aéroplane, mais maintenant, il imagine les pérégrinations liées au vol.

Son MP3 diffuse du Compay Segundo. Il referme les yeux : en l’espace de quelques instants, il n’est plus dans un wagon mais sur une plage cubaine. Panama posé avec soin sur son crâne dégarni, cigare au bec et vieux rhum à portée de main. Il scrute l’horizon et aperçoit Fleur émerger des flots. Son corps doré, à peine, vêtu, est ruisselant. Elle sait qu’il l’observe et lui présente son plus beau sourire. Il aime la savoir heureuse. « Billet siouplait ! » Le contrôleur met fin à son errance. Les rythmes cubains bercent encore ses oreilles, mais la magie n’y est plus.

Rattrapé par la réalité de son propre voyage, Vincent sait bien qu’avec ses maigres droits d’auteur, à moins de s’endetter, les plages cubaines resteront bien loin de lui. Il se contente alors de ses rêveries, de les coucher sur papier. Et dès qu’il le peut, il saute dans un train et se rend dans le port normand retrouver les bras de sa bien-aimée…

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Iva voit poindre le drame et soudain, la panique se lit dans ses magnifiques yeux bleus. Elle est totalement dubitative devant la boite contenant une grenade. Et encore, elle n’a pas remarqué la bombe dissimulée sous une couverture, à l’arrière du véhicule dont elle est passagère. Elle pensait maîtriser la situation mais se rend compte que les choses lui échappent totalement. Tout ceci ne devait pas aller aussi loin. Il ne s’agissait au départ que d’un acte bon enfant, militant, mais résolument pacifique. Pourquoi n’a-t-elle rien vu venir ? A-t-elle été naïve ou simplement aveuglée par le joli discours de façade que déclamait Sergueï ?

Non, elle ne peut pas laisser faire ça, bien que roulant à vive allure, la camionnette n’est que rue de Verdun. « Je t’en supplie, il n’est pas trop tard, ne laisse pas ta soif de vengeance tout obscurcir ! ». L’homme tourne vers elle sa tête encagoulée qui ne laisse passer que son regard d’acier. « Il doit payer, lui et tous les flagorneurs qui l’entourent. Ils ne méritent pas de vivre. » Le véhicule arrive sur le rond-point qui permet d’atteindre l’échangeur. Iva enlève le masque qui lui couvre le visage pour redevenir Ève. «Serge ! » hurle-t-elle, « ce n’est pas un jeu, tu mets en péril la vie d’innocents, c’est mal ! » C’est trop tard, les voici sur la voie qui leur permettra d’entrer dans la zone réglementée, par le boulevard Nicolas Sarkozy.

C’est à propos de cette artère que tout ce qui arrive aujourd’hui prend sa genèse, quelques années auparavant. Le dimanche 23 mars 2014 exactement, jour du premier tour des élections municipales. Après être devenu premier magistrat de la ville quatre ans plus tôt, en cours de mandat, Édouard Philippe est reconduit aux affaires avec 52,04 % des voix. Non sans l’aide du lobby portuaire. Quelques mois avant le scrutin, le Président Hollande a signé un décret autorisant les armateurs français à assurer la défense de leurs navires par des sociétés militaires privées. L’édile, peu scrupuleux, y voit tout de suite l’avantage qu’il peut en tirer. Il prend par le biais d’un cousin des parts au sein du Consortium, boite locale de sécurité : s’il obtient de l’aide du reste du Conseil d’Administration pour rester aux commandes de la ville, il signe avec la firme une Délégation de Service Public concernant la sécurité du port. Rien d’illégal, si ce n’est les commissions passant par des comptes offshore. L’opération est même validée par le gouvernement de Manuel Valls.

Des hommes de main achètent des voix dans les quartiers les plus démunis par le biais d’offres d’emplois. Le Consortium fait également des dons pour la rénovation des églises et s’assurer le vote des catholiques. Des dons également aux écoles privées, pour l’achat de matériel numérique et passer un message clair aux parents : redonner la ville à la gauche, c’est se priver de capitaux privés massifs ! Les sommes sont importantes, mais c’est un maigre prix à payer pour assurer une large victoire et de juteux bénéfices. La décision de la DSP est annoncée dès le premier Conseil Municipal, avec cette autre décision, hautement symbolique : débaptiser le boulevard Jules Durand qui deviendra l’actuel boulevard Sarkozy. Symbolique car Durand, c’est la figure emblématique de la résistance du mouvement ouvrier de la ville, injustement condamné à mort pour complicité morale d’un meurtre en 1910.

Comme l’expose Salacrou dans sa pièce de théâtre, le syndicaliste menait une grève illimitée avec les charbonniers du port. Son but : l’amélioration des conditions de travail de ses camarades, pour une réduction du temps de travail afin de compenser le préjudice de la mécanisation, l’installation de douches sur les quais et une augmentation de salaire. Bien entendu, les patrons ne pouvaient laisser faire. Les compagnies portuaires engagent alors des hommes anti-grévistes qu’ils payèrent trois fois plus cher, les renards. Une tragique rixe et la mort d’un de ces renards fut l’occasion de nuire à la figure de proue qu’était Jules Durand. Il fut désigné par des témoignages douteux comme « commanditaire de l’assassinat ». Défendu par René Coty, épaulé par des tribunes notamment de Jaurès, sa condamnation à mort sera finalement commuée en peine de prison. Par la suite, son honneur sera lavé, mais l’homme ne s’en remettra jamais et mourra dans un asile psychiatrique[1]. En demandant à son Conseil de prendre cette décision, Édouard Philippe provoque une réaction inattendue. Henri Leclerc, président d’honneur de l’association « Les amis de Jules Durand » fait une crise cardiaque dont il ne se remettra jamais, sous les yeux d’un jeune militant avec qui il menait une discussion sur le syndicaliste, Serge.


[1]     Source : http://www.julesdurand.fr/