Note de l'auteur : J'écris généralement dans un style autofictionnel, c'est à dire que j'utilise des éléments concrets de ma vie pour construire des fictions. Ne vivant pas au Havre, j'ai décidé d'adapter ce style et de me référer à des personnes ou endroits existants et de leur inventer une vie. Les éléments présents ne sont donc que purement fictionnels, issus du fruit de mon imagination. Ce texte a été écrit en 2014.
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Impatient, Vincent se lève bien avant les autres passagers. Il a bien tenté de se contenir, en vain. Comme si le fait d’enfiler son manteau et de récupérer son bagage à main allait faire arriver le train plus vite. Il se souvient de son dernier voyage en avion lors duquel il avait intérieurement raillé les personnes qui se hâtaient, bien avant l’ouverture des portes, à l’instant même où le signal lumineux imposant le bouclage des ceintures de sécurité s’éteignait. Finalement, il se rend compte qu’il va devoir attendre encore une petite dizaine de minutes, debout dans le sas du wagon, et il se dit qu’il ne vaut pas beaucoup plus que ces hommes pressés.

Cela fait plus d’un an que Fleur est au Havre. Elle a été recrutée par le Consortium pour organiser une partie des festivités du cinq-centième anniversaire de la ville. Après s’être vu attribué les missions de sûreté portuaire, la stratégie du PDG a été d’installer des péages filtrant l’accès au centre-ville et au port. En limitant ainsi la circulation dans ces zones à celles et ceux pouvant s’acquitter d’une taxe, la circulation diminuait et la sécurité augmentait. Grâce aux revenus ainsi générés, l’entreprise a diversifié ses activités par la création d’une branche culturelle et racheté le Volcan, tout juste rénové. Seule « l’élite », rigoureusement sélectionnée par les membres du Conseil d’Administration, peut ainsi profiter des différents équipements du quartier. Vincent n’a jamais approuvé cette politique, la comparant à un apartheid culturel. Du coup, s’il se rend fréquemment dans la ville, il n’y reste jamais guère longtemps, prétextant avoir besoin de son univers parisien pour écrire.

Toutefois, l’éloignement lui pèse, bien plus qu’il ne l’aurait cru. Certes, Fleur et lui  n’ont jamais habité ensemble, du moins, pas officiellement. Chacun a son appartement, mais ils se voyaient tout de même trois à quatre fois par semaine, au gré des sorties et des envies. Ils ne vivent pas dans l’opulence ni dans la pauvreté, ne se privent pas et s’octroient parfois un petit écart. Elle a d’ailleurs accepté cette mission car très bien payée, avec des frais quasi totalement pris en charge. « Pour notre avenir » a-t-elle dit, car au fond, Le Havre, elle s’en fout, et de la politique tout autant.

Seul dans la capitale, il n’a plus le goût des expos et des cinés. Juste un verre de temps en temps, pour maintenir le lien social au minimum vital. Et si cette fois-ci il est plus pressé de retrouver les bras de sa dulcinée, c’est parce qu’il a une demande importante à lui formuler. Il sait qu’elle va avoir une journée éreintante, alors ce soir, dans l’intimité de la chambre d’hôtel qui lui sert de logement, il lui fera couler un bon bain chaud. Il allumera même des bougies pour l’occasion, celles parfumées au fruit du dragon qu ‘elle affectionne tant et qu’on ne trouve que sur Internet. Il lui servira un verre de vin. Puis il l’aidera à ôter ses vêtements, voluptueusement, l’embrassant dans le cou et la nuque, lui massant les épaules pour la délasser. Il évite de trop imaginer la suite là, tout de suite, car il porte un pantalon de toile qui ne dissimulera pas une érection.

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Ève a rencontré Serge lorsqu’elle est revenue au Havre, en 2011, après la fermeture de l’usine Fralib. Elle avait quitté le port normand en 98. Elle travaillait déjà pour la société détenue par Lipton, appartenant elle même au groupe Unilever. Le groupe avait fermé le site normand et l’avait délocalisé dans les Bouches du Rhône, sous couvert de rentabilité et de protection de l’emploi. Ses parents, qui travaillaient également dans l’usine, n’avaient pas fait partie du voyage. C’est grâce à eux qu’elle avait eu son poste. Malgré les belles promesses, le reclassement n’était pas au rendez-vous. Sa mère finissait de se casser le dos en faisant des ménages. Son père faisait de la petite maintenance, électricité, jardinage, le tout au noir. La précarité comme mode de fonctionnement. L’incertitude du lendemain. L’angoisse de la traite du pavillon. L’alcool qui vient parfois apaiser les maux. Les médicaments pour oublier la douleur, la fatigue de l’esprit.

La vie trop banale de l’ouvrier qui sait qu’il est trop vieux pour retrouver du boulot. Encore jeune pourtant, puisqu’on lui serine à la télévision que l’espérance de vie augmente, que c’est pour ça qu’il faut travailler plus longtemps. Mais ça, faut le dire aux patrons, surtout à ceux qui touchent des subventions mais qui continuent de sacrifier des emplois une fois l’argent en poche. Alors il faut attendre la retraite, espérant que la pension ne sera pas trop basse. Vivre au mieux avec peu.

Quand la direction a décidé de fermer l’usine de Gemenos, Ève ne s’est pas sentie de se battre. Pour quoi ? Comment ? Combien de temps ? Elle n’a pas voulu céder à la rage, occuper l’usine, casser les machines. Mais elle ne s’est pas sentie non plus d’écouter ceux qui voulaient se battre pour garder l’usine et les machines en état de marche, afin de  reprendre l’activité à leur compte sous forme de coopérative. Elle n’en avait pas la force. Alors elle est remontée. Rien ne la retenait vraiment ici de toute façon. Elle n’avait pas d’histoire amoureuse sérieuse, pas d’enfant. Autant repartir, même si ce n’est pas évident passé trente ans de se dire qu’on va reprendre sa chambre chez papa maman.

Elle s’est mise en quête d’un boulot, n’importe quoi du moment qu’il y a un salaire. C’est le lendemain de son arrivée au magasin qu’Ève a croisé Serge. Elle y avait trouvé ce temps partiel en CDD. Elle y travaille encore d’ailleurs, toujours aux mêmes conditions. La direction attend la fin de son contrat, laisse passer quelques jours avant de la réembaucher, à condition bien entendu qu’elle soit volontaire pour travailler le dimanche. À son dernier entretien avec le responsable du personnel, elle avait protesté mollement. Elle aurait bien aimé pouvoir partir de chez ses parents, retrouver un peu de la liberté qu’elle avait eu dans le sud. Mais sans un CDI, impossible de trouver un logement, de s’y sentir chez soi, d’y inviter des amis pour un repas, des amants pour une nuit. D’un sourire carnassier, il avait incisivement lâché : «  Il n’y a pas d’alternative ! ». À ce moment là, elle avait eu envie de tout brûler…

Depuis longtemps, l’esprit de Serge était brûlé par la révolte. Son père avait perdu une jambe sur les docks, en déchargeant la cargaison d’un navire. Sous prétexte qu’il buvait un café poussé tous les matins, la compagnie maritime n’avait pas reconnu l’accident de travail, mais invoqué un « alcoolisme notoire, » proclamant que l’invalide devait s’estimer « bienheureux » de ne pas être attaqué pour « mise en danger d’autrui ». Ce café poussé, c’était  pourtant le seul vice du docker, qui ne buvait pas autrement. Ce café poussé, c’était aussi le rendez-vous de quelques camarades, qui s’échangeaient les nouvelles fraîches venant des différents quais. Ce café poussé, il le buvait depuis aussi longtemps travaillait. Ce café poussé lui avait permis de rencontrer sa femme qui officiait derrière le zinc, sur le boulevard Jules Durand. Ce café poussé auquel il n’avait plus jamais touché, c’était le symbole des sommets qu’un gratte-papier, asservi au grand capital, pouvait atteindre pour rogner un peu plus sur les droits des travailleurs.

Avec un peu d’argent pour ses études, Serge aurait pu devenir ingénieur dans la pétrochimie. Mais le pécule mis de coté depuis sa naissance pour se financer sans passer par les banques avait fondu en frais médicaux. Adolescent rebelle, baigné dans la culture punk des années Tatcher, il n’en avait pas moins la tête sur les épaules et n’hésitait pas à prendre tout boulot qui se présentait. Il s’était spécialisé dans l’intérim bien avant que cette forme de précarité devienne loi. De fait, il avait noué pas mal de contacts dans les différentes industries qui bordent l’autoroute reliant le pont de Tancarville au port normand. Et il profitait de ces contacts pour enrichir sa formation syndicale, au point de devenir une figure reconnue au sein de l’UL. Il fumait une cigarette avec un délégué du magasin, évoquant diverses actualités sociales, quand Ève l’a aperçu en venant prendre son poste.

Lorsqu’Henri Leclerc, le Président d’honneur de l’association Les amis de Jules Durand, avait succombé à sa crise cardiaque, Serge avait eu l’impression de perdre un père spirituel. Tout comme le capitalisme avait fauché la santé et le travail de son père, l’ode au libéralisme avait terrassé un homme aux convictions humanistes. C’est ainsi que Serge était plus qu’ébranlé quand il reçu le choc des résultats aux élections européennes. Après le 21 avril 2002, il y avait désormais le 25 mai 2014.

Parce que la gauche gouvernementale était incapable de proposer autre chose que la vis sans fin de l’austérité, pourtant rejetée avec l’éviction de Sarkozy, augmentant les difficultés des plus faibles, serrant les budgets déjà contraints, parce que la gauche radicale avait été incapable de gérer un désaccord de stratégie, se transformant en guerre des chefs puis en guerre des appareils politiques dans laquelle ceux qui avaient lutté ensemble en 2012 se livraient maintenant une bataille de chiffonniers, une majorité de français, désabusés, ne s’était pas rendu aux urnes. Le résultat était alors inéluctable : avec peu de votant et une gauche divisée, c’est le parti de la haine qui remportait le plus grand nombre de sièges. Parce qu’il est beaucoup plus facile de désigner son voisin comme responsable du moindre mal qui nous arrive. Parce qu’il est plus facile de rejeter tout en bloc sans proposer d’alternative crédible. Parce qu’il est plus facile de faire croire aux faibles qui n’ont plus rien et qui se sentent oubliés de tous que quelqu’un est là pour lui tendre la main. Même si l’autre main cache un couteau à planter dans le dos. Serge avait toujours combattu l’extrême droite, en créant du lien entre ceux qu’il fréquentait, décortiquant les fausses solutions proposées par ce F-Haine, démontant que dans les faits, leurs élus réduisaient également les budgets de solidarités, s’alliaient systématiquement avec les patrons contre les syndicats, ne faisaient finalement que désigner des boucs émissaires, s’en mettant dans les poches au passage, vu le nombre d’affaires les concernant. Il s’évertuait à proposer des solutions radicales concrètes et efficace, comme la convergence des luttes en rassemblant les salariés en difficulté dans leur entreprise, créer un réseau d’entraide et d’échange. Avec le résultat de ces élections, tout ça partait en fumée. C’est à ce moment là que quelque chose avait changé en lui, quelque chose qui était devenu une obsession…