Note de l'auteur : J'écris généralement dans un style autofictionnel, c'est à dire que j'utilise des éléments concrets de ma vie pour construire des fictions. Ne vivant pas au Havre, j'ai décidé d'adapter ce style et de me référer à des personnes ou endroits existants et de leur inventer une vie. Les éléments présents ne sont donc que purement fictionnels, issus du fruit de mon imagination. Ce texte a été écrit en 2014.
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Le train s’arrête, enfin. Le bruit si caractéristique du relâchement pneumatique de la sécurité des portes se fait entendre. Vincent actionne d’un quart de tour vers le haut la poignée et pousse en s’aidant de l’épaule le lourd battant. Puis il empoigne sa valisette et saute sur le quai. La foule des passagers se déverse en même temps que lui. Il est frappé par la présence, massive, des forces de sécurité. Il est pourtant habitué à croiser les cerbères du Consortium. La gare se trouve « en zone occupée » comme disent les personnes qui habitent hors du quartier du port, ainsi renommé par le Conseil Municipal pour y appliquer la DSP consentie à la société de sécurité privée. Édouard Philippe a profité du passage en force de la métropole du Grand Paris, contre l’avis des élus de petite couronne, pour ouvrir sa ville aux parisiens.
Si les compagnies ferroviaires low cost proposent des trains « récifs » omnibus, la SNCF a mis en place un service de TGV direct qui met le port à seulement une heure de la gare Saint Lazare. La résidence qui jouxte le centre commercial des Docks a été agrandie et de nombreux habitants du centre-ville, ceux n’ayant pas les moyens de payer les taxes de circulation, ont dû revendre leur logement à bas coûts. Pour la plus grande joie des bobos de la capitale, si content de pouvoir s’expatrier en Normandie. « Tu comprends, Deauville, c’est trop vieille bourgeoisie, Le Havre, c’est Ze place to be ». Ainsi, les personnes n’ayant pas de permis de circuler sont rapidement accompagnées vers le tram qui les pousse vers la ville haute ou la banlieue.
Pourtant, cette fois ci, il y en a beaucoup plus. Il faut dire que la venue du Président Valls à la commémoration du cinq-centième anniversaire de la ville, qui doit débuter dans une heure, n’est pas pour rien dans le renforcement de la sécurité. Sont prévus des hommages à Vauban, Perret et Niemeyer, architectes qui ont laissé des traces dans la cité ; des lectures de Bernardin de Saint-Pierre et de Raymond Queneau. Les extraits de Modeste Mignon, le roman de Balzac, décrivant le déclin de commerçants havrais, seront finalement écartés, pour ne pas donner une mauvaise image du Havre. Tout ça sur une scène nommée Quai des brumes, référence au film de Carné tourné sur le port, installée place de l’Hôtel de Ville et animé par Laurent Ruquier. C’est pour tout ça que Fleur est ici, pour quelques jours encore, mais sa mission s’est officiellement terminée la veille. Elle peut tranquillement profiter des festivités et admirer tout ce qu’elle a contribué à mettre en place.
C’est pour cela que Vincent sait qu’elle doit l’attendre au bout du quai. À part son sac besace, il n’a aucun bagage. Ils pourront donc sereinement franchir tous les barrages de sécurité grâce à son badge tout accès et ils iront directement se mêler aux invités VIP. Il sait que quelques secondes le séparent du moment où il va l’apercevoir, lui sourire, puis se rapprocher pour enfin l’enlacer. Ce moment de premier contact, il le savoure à chaque fois.
La camionnette, lancée à vive allure sur le boulevard Nicolas Sarkozy, franchit avec aisance le premier barrage, mais Serge sait que dorénavant le temps est compté avant que la sécurité ne soit encore renforcée d’un cran. C’est pour cela qu’il entame un dérapage contrôlé afin de prendre à gauche, sur le boulevard de Graville. Il a reconnu l’itinéraire la veille. Il sait qu’il va pouvoir enquiller le boulevard Amiral Mouchez sans trop de peine, puis prendre la rue de l’Église, et enfin aller récupérer la rue Bellot. C’est à ce moment là que les affaires vont se compliquer. Vu la sensibilité de sa machine infernale, le détonateur est à base de nitroglycérine, s’il rate son virage pour récupérer le quai Frissard, c’est l’explosion assurée. D’autant plus qu’il y a à cet endroit un point de contrôle. Mais vu le caractère suicidaire de la mission qu’il s’est confié, il estime que son objectif sera partiellement atteint si sa course se finit là. Il espère juste ne pas finir dans le bassin Vauban. Si tout se passe idéalement, il prendra l’avenue du même nom, direction le centre ville.
Il se complaît à penser que son intelligence supérieure a permis de berner tout le monde afin de mettre en place son plan. Ses amis dans les différentes industries tout d’abord, à qui il a demandé les différents composants. D’ailleurs, pris séparément, chaque produit est inoffensif, ce qui a rendu les choses plus faciles. Ses connaissances en chimie ont fait le reste, dans son sous sol, à la barbe de tout le monde. Il a fortement pensé à ces laboratoires de méthamphétamine que l’on voit dans les films et séries de ces chiens d’impérialistes américains. Mais plutôt qu’une drogue, il s’est attelé à synthétiser un mélange semblable au gaz moutarde. En plus agressif. Avec la chaleur de l’explosion, les ravages sont garantis. Personne n’a rien vu venir.
Pas même cette pauvre sotte d’Ève, qui le regarde avec son air de chien battu. Mais quelle cruche celle là aussi, pense-t-il. Elle aurait mieux fait de rester dans le sud, pour soutenir les camarades de Fralib. Il est bien content de l’avoir embarquée dans son expédition finalement, ça lui apprendra à lâcher une cause juste à cette sociale-traître. Il se dit qu’heureusement, il existe encore sur terre des purs, des personnes qui, comme lui, sont prêts à se sacrifier pour la révolution. D’ailleurs, il ne doute pas un seul instant que son geste va grandement contribuer à conscientiser les masses depuis trop longtemps endormies, maintenues dans un coma profond par les merdiacrates au service de la bourgeoisie institutionnalisée. Bien sûr, il sait que ces nouveaux chiens de garde du pouvoir en place vont le faire passer pour un criminel, ou même pour un terroriste. Il compte surtout sur la vidéo qu’il a mise en ligne sur son blog, relayée par les réseaux sociaux. Il sait qu’ainsi la bonne parole sera diffusée.
Ils forcent un nouveau barrage. Mais cette fois-ci, des véhicules de police se lancent à leurs trousses, sirènes hurlantes. « Réfléchis bon sang, tu peux encore tout arrêter Serge ! Gare-toi, mais ne commets pas cette folie ! » Ève est totalement dépitée. Il y a quelques minutes, elle pensait encore qu’ils devaient juste semer un peu la zizanie au sein des services de sécurité, « jouer au chat et à la souris » avait dit son comparse. Elle avait insisté pour l’accompagner. Elle le savait parfois un peu radical, emporté par sa passion. Elle se disait que sa présence pourrait l’adoucir, l’empêcher d’aller trop loin. Comme cette fois ; il y a quelques années au Mc Daid’s, le pub du centre-ville. Ils regardaient un match de rugby, elle ne sait plus lequel, il avait failli se battre avec un marin russe, sous prétexte que ce dernier trouvait qu’il criait trop fort. Elle lui avait susurré des mots doux à l’oreille, pour l’apaiser. Il l’avait regardé avec colère, puis avec un air d’enfant malheureux d’avoir été grondé après s’être fait prendre la main dans le pot de confiture. À ce moment précis, elle avait même eu envie qu’il l’embrasse. Il s’était juste calmé, avait payé une bière au marin et s’était replongé dans son match.
« Si tu n’es pas contente, tu peux sauter en marche ! » lui répond-il sèchement. « Je ne suis pas un couard moi, j’irai jusqu’au bout de la lutte ! » Oui, il est fermement décidé à ne pas abandonner. Il est depuis longtemps persuadé que le concept de lutte des classes est désuet, qu’il faut mener une véritable guerre au capitalisme néo-libéral. Et qu’une guerre ne se gagne pas sans soldats ni victimes. D’autres combattants l’on compris avant lui. Il repense à ceux qui ont lutté pour leur cause, qui ont été oppressé puis reconnus à leur juste valeur, les Arafat, les Mandela. Jules Durand lui même avait été traité d’assassin… À la différence qu’il ne compte pas croupir des années en prison. Ils approchent de la rue Bellot.
Ève n’a pas fait le repérage, mais connaît le point de contrôle qu’ils approchent. Elle sait qu’ils courent à la catastrophe s’ils tentent une percée. Elle sent bien, à la tension qui émane du conducteur. Même si elle a vu sa ville changer, même si elle subit de plein fouet une crise provoquée par la maladive soif de profits de quelques uns ; elle pense aux usines désaffectées, ces grands bâtiments gris, sans vie, aux murs salis par le temps et les grapheurs amateurs venus perdre un peu de temps dans ces friches industrielles. Elle pense à toutes celles et tous ceux qui ont fait vivre ces lieux, qui y ont sué sang et eau. Elle pense à celles et ceux qui comme elles sont obligés de subir des conditions effroyables pour pouvoir survivre. Elle se dit que peut-être certaines ou certains d’entre eux seront au centre-ville, fier de célébrer l’anniversaire du Havre, content d’oublier quelques heures la misère ou la précarité, le loyer à payer et le découvert le dix du mois. Ève ne sait rien des véritables intentions de Serge, mais elle se dit qu’il faut absolument qu’elle trouve un moyen de stopper ici leur course folle, de limiter les dégâts qu’il peut causer.
Vincent aperçoit tout juste Fleur lorsque gronde l’explosion. Comme tout le monde autour de lui, il se jette au sol. Il a l’impression que la terre a également tremblé. Passé ce réflexe de peur, il se relève et court pour rejoindre sa bien-aimée, s’assurer qu’elle va bien. Agenouillée, elle se relève pour se blottir dans les bras qui s’ouvrent à elle, encore sous le choc. Tremblants tous les deux ils ne savent rien de ce qui vient de se passer à quelques pâtés de maisons, près du centre commercial des Docks.
Dans un geste désespéré, Ève avait tenté de prendre le contrôle du véhicule en agrippant le volant. Elle avait espéré provoquer chez Serge un automatisme lui faisant écraser la pédale de frein, quitte à avoir un accident. Sa réaction fut tout autre : le conducteur, aveuglé par sa folie destructrice, décrocha un direct au menton de sa passagère, l’envoyant valdinguer de l’autre côté de la cabine. Et pour se prémunir contre toute nouvelle action qui pourrait mettre en échec son plan diabolique, il empoigna la grenade toujours posée dans sa boite, la dégoupilla avec les dents et la lâcha dans l’habitacle, sous le regard embrumé de larmes de la jeune femme. Il venait de sceller leurs deux destins dont la mort serait bien moins douloureuse que celles des milliers de Havrais qui se trouvaient dans le périmètre et qui seraient intoxiqués par le gaz qu’il avait fabriqué. Encore quelques secondes et tout serait terminé…
Vincent et Fleur ne savent pas que d’ici quelques minutes, ils ressentiront tout d’abord un léger picotement dans leurs narines, semblable à celui généré par le gaz utilisé par les gardiens de la paix lorsqu’ils veulent disperser des manifestants. Puis une gène se fera sentir au niveau des poumons, ainsi qu’une irritation de la peau. Le tout se transformera en quelques instants en un échauffement à chaque inspiration et des rougeurs sur leurs visages et leurs mains. Enfin, chaque goulée d’air les brûlera, tandis qu’ils auront l’impression que leurs épidermes tout entier sont passés dans un gigantesque mais invisible four. Les yeux dans les yeux, se renvoyant chacun leur propre interrogation sur ce qui leur arrive, l’asphyxie les emportera avant que la douleur ne soit intolérable au point de leur faire perdre conscience…
Dimanche 8 octobre 2017. Dans une maison cossue du littoral à Sainte-Adresse, Édouard Philippe relit les dernières lignes qui s’affichent sur son écran. Il sait que cette histoire autour du cinq-centième anniversaire est farfelue. Tout de même, exterminer la population de la ville dont il a été premier magistrat, uniquement parce qu’ils ont préféré remettre au pourvoir des communistes ; il sait qu’il y va un peu fort ! Mais c’est comme ça, il fallait que la rancœur sorte. De toute façon, il s’en moque, il n’a pas l’intention de publier cette nouvelle. Mais ça lui a fait du bien. Il a senti un déclic en lui, dans sa manière d’écrire. Il va pouvoir se remettre à ce qui le passionne, les romans policiers. Il regarde l’heure et abaisse l’écran de son ordinateur portable. Il est temps pour lui de se préparer pour aller assister aux festivités.